Jeux de lumières et d’obscurités de la lanterne publique : entre renforcements sécuritaires, extinctions par économie et limites des innovations techniques (Paris, Barcelone, 18e siècle)

Docteur en histoire, Centre Alexandre Koyré / EHESS Paris

Résumé

Le décalage entre l’idéal policier moderne d'une appréhension homogène – « géométrique » – du tissu urbain grâce à l'éclairage et la réalité de la persistance de zones d'obscurité est particulièrement perceptible pendant les périodes de trouble à l'ordre public. À Paris comme à Barcelone, les épisodes révolutionnaires du 18e siècle mettent à rude épreuve la nouvelle lanterne à « réverbère ». En se tenant au plus près de l'objet lui-même, cet article interroge les limites de l'innovation technique en matière d'éclairage public.

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Introduction

L’intention d’éclairer toute la ville de manière homogène par un équipement continu en lanternes suivant l’accroissement du tissu urbain commande la politique parisienne d’illumination depuis l'institutionnalisation de l'éclairage public en 1667. Au début du 18e s., l’arrêt du Conseil du 26 juillet 1704 réaffirme cet objectif : « il est nécessaire, tant pour la commodité et la sûreté du public, que pour l’embellissement et la décoration de la ville, que toutes les rues, places et autres lieux publics soient également éclairés et nettoyés1 ». Ceci doit être rapproché des nouvelles pratiques policières du temps, prônant une approche systématique du territoire urbain2. Au travers du découpage de la ville, de son « abstraction géométrique3 », la rue est alors déconnectée de ses usages sociaux et de sa localité. L’espace est traité comme une variable « neutre ». Cette volonté de neutraliser l'espace par la lumière participe en réalité plus largement de celle d’aménager le territoire, compris comme un espace d’action économique et politique homogène. La nouvelle culture administrative étatique, basée sur la pensée rationnelle, l’abstraction et les mathématiques4 opère des changements d’échelles, du national au local. Elle se déplace vers la ville, tout particulièrement vers la capitale. La systématisation de l’éclairage à l’ensemble des rues parisiennes est ainsi la traduction d'une lecture et de l’appréhension rationnelles de l’espace, ici urbain.

Une histoire culturelle de la nuit a été menée à partir des années 1990. Initiée par Wolfgang Schivelbusch5et Simone Delattre sur le 19e s. à Paris6, suivis par les travaux d'Alain Cabantous7 et Craig Koslofsky8, elle a englobé l’époque moderne dans une étude temporelle élargie de la vie des cours royales la nuit, des sociabilités nocturnes, ou encore de l’impact de l’éclairage sur la criminalité -ce que l'on appelle dans l'ensemble la ou les nocturnalisations des sociétés. Dans le prolongement de ces travaux, nous interrogeons pour notre part dans une perspective d'histoire des techniques la matérialité du dispositif d’éclairage et ses effets non seulement en termes de mise en lumière, mais aussi de mise en ombre, d'éclairage donc et d'obscurcissement.

Si les précieux travaux d’Auguste-Philippe Herlaut9 se sont tôt intéressés à cette dimension technique de l'éclairage urbain, ils pâtissent d'une approche linéaire du progrès, par ailleurs fondée sur les seules sources institutionnelles. Les affaires opposant l’entrepreneur général de l’illumination publique parisienne et ses adversaires y occupent une place centrale. Notre objectif n’est en aucun cas d’actualiser cette histoire institutionnelle, mais bien plutôt de proposer une histoire technique de l'éclairage qui soit pleinement en contexte, c'est-à-dire inclusive des aspects non seulement institutionnels et politiques, mais aussi sociaux, politiques et culturels10.

Le renouvellement de l’historiographie française de la police à l’époque moderne, porté par Vincent Milliot, Brigitte Marin et Vincent Denis, offre en ce sens des clés d'interprétation décisives11. Jean-Luc-Laffont et Catherine Denys, qui consacrent à l’éclairage public un sous-chapitre de leurs thèses respectives sur Toulouse et les cités de la frontière franco-belge, montrent bien que l’illumination est un instrument de contrôle policier majeur12. En comparant le cas de Paris avec celui de Barcelone13, certes décalés chronologiquement (l'éclairage public apparaît en 1757 à Barcelone, soit presque un siècle après Paris), mais reliés du fait de l’influence française sur l’administration technicienne des Bourbons d’Espagne, nous déterminerons ce qu'il y a de commun et de particulier à chaque contexte en la matière. Y compris et surtout lorsque le contexte est au désordre, avec le grand épisode de révolte catalan de l’avalot de las quintes, en 1773, et la révolution française de 1789. Nous expliquerons plus précisément pourquoi et comment les espoirs d’éclairer uniformément le territoire ont été déçus, laissant place dans les faits au voisinage de zones d’ombre et de lumière, en dépit de l'innovation que représente la mise au point de la lanterne à réverbère.

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De la lanterne à seau à la lanterne à réverbère : le problème de l'ombre se déplace

Les deux premiers modèles techniques de lanternes installés dans les rues parisiennes à partir des années 1730 sont les lanternes à seau puis leur déclinaison, les lanternes à cul-de-lampe14.

Figure 1. Lanterne à seau. Détail de la gravure d’ Antoine Humblot, Rue de Quincampoix, chez G. Duchange graveur du Roy rue St. Jacques, Paris, 1720, Source : Bibliothèque Nationale de France, Paris [RESERVE FOL-QB-201].)
Figure 1: Lanterne à seau. Détail de la gravure d’ Antoine Humblot, Rue de Quincampoix, chez G. Duchange graveur du Roy rue Saint-Jacques, Paris, 1720. Source : Bibliothèque Nationale de France, Paris [RESERVE FOL-QB-201]).

Ces lanternes sont de forme octogonale, vitrées au plomb par huit pans totalisant 24 pièces de verre. Cette multiplication des interfaces vitrées et l’épaisseur des plombs qui les assemblent - « de cinq lignes de large, compris le cœur qui sera d’une ligne15 » - obstruent la lumière émise par la chandelle. De plus, une platine et deux bobèches sont fixées dans le fond de la lanterne pour accueillir deux types de chandelles dont le poids varie selon les besoins en durée d’éclairage, qui varient eux-mêmes en fonction des saisons et des clairs de lune. Cet « embarras » du fond de la lanterne est un deuxième obstacle pour le rayonnement lumineux. Cette combinaison des cônes d’ombre dus aux portes-chandelles et des ombres portées par les plombs épais des multiples carreaux, génère une forte variation de l’intensité lumineuse sur le pavé.

Les descriptions des ombres mouvantes se retrouvent aussi bien dans la littérature générale que dans la littérature technique. Sur le premier registre, Louis-Sébastien Mercier livre un précieux témoignage : « Autrefois, huit mille lanternes avec des chandelles mal posées, que le vent éteignait ou faisait couler, éclairaient mal, et ne donnaient qu’une lueur pâle, vacillante, incertaine, entrecoupée d’ombres mobiles et dangereuse16 ». Cette description concorde avec celle, plus technique, du traité du vitrier Le Vieil : « Les chandelles ne pouvant être mouchées entretenaient un jour louche et les plombs formaient sur le pavé de grandes ombres, d’autant plus multipliées qu’il y avait plus de lanternes17 ». Le commissaire Delamare explique quant à lui au lieutenant de Police de La Reynie les limites des lanternes ordinaires et remet en cause leur efficacité sur le pavé pour les mêmes raisons : 

Mais comme toutes choses ont leurs perfections et leurs défauts, quelque soin et quelque précaution que l’on ait pu prendre en celles-ci, l’on n’y rencontre pas néanmoins tout l’effet que l’on s’en était proposé, car l’expérience fait voir que toute cette grande quantité de lanternes qu’on a mises d’abord et l’augmentation qu’on en a faite depuis ne produit pas un si bon effet que l’on en attendait, la clarté n’en étant pas de beaucoup augmentée et tout l’avantage qu’on en tire, c’est de faire voir des feux semblables à ceux qui sont sur les ports et les cotes de la mer pour marquer et non pas pour éclairer les chemins18.

L’analogie avec le phare, proposée par le commissaire, est particulièrement révélatrice : la lanterne est visible car elle est lumineuse mais, pour autant, son champ d’action local – au sens de pouvoir éclairant – est limité car il existe un cône d’ombre sous l’espace de suspension.

Le réverbère dirige la lumière utile, mais ne supprime pas l'ombre 

Le concours « sur la meilleure manière d’éclairer la nuit les rues d’une grande ville, en combinant ensemble la clarté, la facilité du service et l’économie »19, ouvert conjointement par la lieutenance de Police et l’Académie des Sciences en 1763, traduit la volonté de centraliser et d'améliorer les savoirs techniques relatifs à l’éclairage afin de basculer du maillage de repères lumineux ponctuels décrit par Delamare à un système donnant une lumière plus homogène et continue.

Pour Bourgeois de Chateaublanc, inventeur mécanicien lauréat du concours, résoudre le problème, c’est utiliser un artifice, un miroir concave de métal (le réverbère) qui va contrer la propagation naturelle – la liberté des rayons lumineux « de s’échapper selon leur direction naturelle » et « de se perdre dans le vague de l’air » – et diriger les rayons sachant qu'autrement « une certaine quantité (…) se porte dans des endroits où ils sont inutiles »20. L’artifice du réverbère doit permettre d'augmenter l’intensité de l’éclairage. Dans le mémoire de Lavoisier, autre lauréat du concours, un réflecteur métallique dirige le flux lumineux vers le plan ou en général vers l’objet qu’on veut éclairer, de sorte que « tous les rayons qui partent du point lumineux tournent au profit de cet objet, qu’il n’y en ait aucun qui se dissipe ou qui se porte vers un autre21 ». Lavoisier insiste sur la domestication et la rationalisation de la lumière. Pour l’inventeur, l’artifice « réverbère » est le seul moyen de maximiser le potentiel lumineux du dispositif : « la totalité de la lumière que donne le réverbère est égale à la somme des rayons directs et des rayons réfléchis ». Si d’autres innovations apparaissent avec ce concours et sont intégrées dès 1768 aux nouveaux modèles implantés sur la voie publique – lampes à huile, forme hexagonale des cages, cheminée, etc. –, c’est véritablement le réverbère qui est le principal vecteur de la suppression des ombres en optimisant et en orientant les rayons vers la surface utile de la rue, le pavé.

Dans son premier mémoire pour le concours, Lavoisier travaille sur la forme du réflecteur en simulant géométriquement ses effets sur la lumière. Il conclut son étude sur le réverbère elliptique en notant que son intérêt varie en fonction des conditions locales d'usage, de la topographie urbaine : « Le sphéroïde elliptique répand également la lumière et forme sur le plan un cercle lumineux d’une étendue très considérable. Cette disposition si avantageuse pour les carrefours, les rues larges et tous les endroits spacieux, ne l’est pas tant pour les rues étroites22 ». Dans cette dernière configuration, les rayons qui tombent de part et d’autre sur les maisons – la « plus grande partie inutile » – sont perdus pour la voie publique. Comment y parer ? Pour « porter en longueur ce qui se perd en largeur », Lavoisier explique que l'on peut modifier les paramètres de la sphéroïde pour que le cercle lumineux porté au sol s’approche le plus d’une ellipse plus ou moins allongée. Cet allongement de la portée lumineuse ne produit pas d’ombres, à condition bien sûr que les champs des deux lanternes qui se succèdent se superposent.

Le problème est que l'administration profite du doublement de la portée des nouveaux modèles à réverbère pour espacer d'autant les lanternes dans les rues. La transition de l’ancien au nouveau modèle ne supprime donc pas les zones d'ombre, elle les déplace. Des sections de voies restent hors des cônes de lumière. L'éclairage parfaitement homogène et continue reste hors de portée.

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Ombre et lumière : de la diversité des modes d’évaluation de la performance lumineuse 

Les sensibilités visuelles varient au cours des époques, en fonction de la hiérarchie des sens23 et de l’éducation de la vue aux nouvelles générations de lanternes – notamment avec l’intégration du réverbère. Ceci rend difficile l’évaluation a posteriori de la performance lumineuse des lanternes en situation de rue. Il est en revanche possible et utile d'interroger les modes d’évaluation de ces performances par les contemporains eux-mêmes, afin de comprendre leur manière de distinguer l'ombre et la lumière.

La suspension en rue des nouveaux modèles techniques offre des possibilités de comparaison aux contemporains – quantifiée ou non – entre les nouveaux dispositifs et les anciennes lanternes : « plus lumineuses », « n fois supérieures », « équivalent à n lanternes ordinaires », etc. Mais qu’est-ce qui est mesuré et/ou évalué ? Sur quelles bases ?

Tout d’abord, certains mémoires emploient de manière indifférenciée les termes « clarté », « brillance », « éclairage », « luminosité », « pouvoir éclairant ». Un vrai flou entoure ces notions. La terminologie compte puisque qu’elle porte en elle une partie du mode d’évaluation de cette lumière. Le terme luminosité s’applique à des sources de lumière primaire (la lumière produite par la lanterne), tandis que le terme clarté s’applique à des sources de lumière secondaire (lumière réfléchie). Ainsi, la vraie question est : où l’œil de l’expérimentateur se place-t-il ? Sur l’objet technique ou sur la rue ? S’agit-il de l’émission directe de lumière par la lanterne (luminosité), ou véritablement de la lumière réfléchie par le pavé (éclairement) ? Dans son mémoire au concours, Chateaublanc balaie les critiques contre les éblouissements provoqués par ses réverbères en indiquant qu’il faut éduquer le regard du public, savoir où porter le regard24. Le même argument est mobilisé par les commissaires de l’Académie dans leur Avis lorsqu’ils précisent les modes d’évaluation de deux systèmes distincts (deux lampes dans une seule lanterne ou deux lanternes à une lampe chacune) :

Pour juger du bon effet d’une illumination il ne faut pas comme on fait communément regarder la lanterne mais le pavé qui est l’endroit où il est important de voir clair. Il est vrai que cette remarque est une conséquence de ce qui est dit dans le mémoire mais le public est flatté de voir sortir des lanternes une grande lumière25.

Il faut donc distinguer le regard curieux qui fixe la source primaire et l’évaluation de l’objet qui suppose un observateur également en situation de rue, c’est-à-dire coupé de tout intérêt pour la nouveauté (la lanterne à réverbère) et replacé comme piéton en situation de marche, c’est-à-dire concentré sur l’unique utilité, la lumière réfléchie sur le pavé.

Dans leurs mémoires respectifs, Lavoisier comme Le Roy – un autre inventeur lauréat du concours – utilisent comme critère d’évaluation de la lumière la possibilité de lire ou non des caractères. L’œil se porte sur la feuille imprimée et c’est donc la lumière réfléchie par cette même feuille qui est évaluée, soit donc la clarté. Il n’y a néanmoins aucune normalisation du type de caractère, ni de la police – « petit » pour Le Roy26, aucune précision chez Lavoisier – ni de la distance du lecteur à la feuille, de la couleur de la feuille, etc. La sensation visuelle selon laquelle une surface paraît émettre plus ou moins de lumière, qui est déjà en elle-même fonction de l’œil de l’observateur, permet ici difficilement la comparaison de la « valeur réelle » de la lumière. Chateaublanc choisit comme critère d’évaluation la distance à la personne (en pas) telle que cette dernière soit reconnaissable. Il s'agit là encore de mesurer la lumière telle qu'elle est réfléchie par une surface, le visage, soit donc la clarté. Cette tentative de quantification s'appuie sur un critère assez peu objectif, et finalement étonnant quand on sait que Bourgeois de Chateaublanc a écrit un Traité d’Optique en 1760 où il utilise un appareil qui cherche à objectiver la mesure, le lucimètre – Lavoisier mentionne qu’il s’en inspire dans son mémoire.

Les commissaires eux aussi discutent du meilleur mode d’évaluation des performances lumineuses des lanternes. Si un Académicien propose comme critère la vue d’une pièce de monnaie, un autre collègue rectifie en changeant le sol en petite pièce d’argent (métal plus brillant donc réfléchissant). Dans tous les cas, l’œil se porte sur le pavé, donc là encore une évaluation de la clarté. En revanche, dans le même Avis des commissaires, le chapitre sur l’éclairage des ponts propose de comparer la lumière des anciennes et des nouvelles lanternes de la manière suivante : « les lanternes seraient de cinq verres pour éclairer des tous les côtés et pour faire au loin le même effet que les lanternes ordinaires ». L’œil se porte ici directement sur la lanterne, soit la source primaire de lumière, l’« effet » évalué par les commissaires étant donc la luminosité et non la clarté. Mais là encore, comme le démontre la comparaison de « brillance » (luminosité directe de la source) entre dispositifs avancée par Bailly, le placement de l’œil n’est pas normalisé. Les manières de mesurer et les résultats varient d'autant. La diversité des critères d’évaluation entre concurrents, attendue, se retrouve en fait au sein même de l’institution des commissaires. La mesure de la « lumière » des lanternes n'est pas stabilisée. Cette instabilité n’est d’ailleurs pas choquante tant qu’elle n’est pas remise en cause : comme le montrent Shapin et Schaffer, le travail d’élaboration et d’évaluation des connaissances expérimentales, les termes « exactitude », « objectivité » relèvent de conventions, d'accords, autrement dit sont des productions et des jugements propres aux acteurs historiques27.

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Renforcement de l’éclairage à Paris et Barcelone durant les périodes révolutionnaires : illuminations prolongées et zones prioritaires de lumières

À Barcelone comme à Paris, les troubles révolutionnaires de la fin du 18e s. se traduisent par une prolongation des horaires et du calendrier d’éclairage, et par de nouvelles implantations de lanternes dans les lieux jugés sensibles. Plus de lumière pour plus d'ordre, tel est le principe qui semble guider les autorités.

Extension du calendrier d’éclairage : les lumières prolongées

En 1773, une révolte dite « avalot de las Quintes » a lieu à Barcelone. La protestation porte principalement sur le tirage au sort imposé pour l’enrôlement des jeunes dans l’armée royale28. La série « Acuerdos » des archives de Barcelone et le manuscrit Ephemérides comentáreas de la Quinta del Principado de Cataluña, de 1773 nous permettent de lister les mesures prises pour l’éclairage au jour le jour.

Si les tensions débutent dès le 18 avril, c’est véritablement le 4 mai que s’initie la révolte massive. Or, dès le 4 mai le capitaine général O’Connor O’Phaly donne l’ordre de maintenir les lanternes allumées toute la nuit, et ce jusqu’au 10 juin. Il y a donc un double renforcement – horaire et calendaire – alors que le service normal se termine à 22h et mi-avril. Le garde-magasin d’huile d’éclairage Pablo Fochs témoigne à travers son État des dépenses pour le service spécial  du 4 mai au 11 juin29 de l'impact matériel de cette mesure : 1569 livres d’huile ont été nécessaires, soit le double d’une consommation normale en moyenne par mois, si l’on compare par exemple avec la saison précédente – 6177 livres du 1er octobre 1771 à fin avril 177230 soit 882 livres par mois. De même, une présentation des comptes – qui sont rendus publics – du 26 juin officialise et donne une visibilité à ce renforcement lumineux en chiffrant le sur-éclairage  à 17000 libras catalanes, montant qui inclut les dépenses d’illumination complémentaires (torches de renfort, lanternes mobiles des patrouilles) et « autres choses pour maintenir le calme de la ville31 ».

À Paris, un « service extraordinaire » d’éclairage est mis en place suite aux émeutes, dès le lendemain des journées de juillet 1789. Un jugement du Comité de Police du 23 septembre 1789 confirme un « service extraordinaire depuis le 14 juillet » opéré par l’entrepreneur Tourtille Sangrain. Une entrée des tableaux récapitulatifs de dépenses de l’illumination fournis par l’entrepreneur à la municipalité pour règlement mentionne clairement « service spécial durant les émeutes32 ».

La manière scripturale d’inscrire cet excédent est particulièrement intéressante. Ainsi, au lieu de présenter et répartir classiquement les dépenses pour chaque année de bail entre modes d'éclairage ordinaire et extraordinaire, Sangrain produit un document spécial fin 1790 intitulé « Récapitulation des dépenses annuelles33 », dans lequel les dépenses sont organisées autour de l'événement : « avant la révolution » et « après la révolution ». Les modes d’éclairage (ordinaire ou extraordinaire) sont fusionnés :

L’illumination de Paris coûtait avant la Révolution, y compris les accessoires, par année la somme de 389537 livres.
L’illumination ordinaire et extraordinaire qui a été faite à cause de la Révolution depuis le mois de juillet 1789 jusqu’au mois de juillet 1790 a coûté la somme de 606622 livres34.

La relation causale de l’excédent d’éclairage (+ 55,7%) avec l’événement politique est clairement marquée par la formule « à cause de ».

La considération des phénomènes naturels s'efface dans la construction du nouveau calendrier. D’un côté, la ville de Paris, tout en maintenant l’extension de l’éclairage « à commencer du jour jusqu’au jour », souhaite toujours profiter des économies procurées par la clarté lunaire : « les autorise à continuer cette illumination à la manière faite depuis le 14 juillet, cependant que dans le fort de la lune, la dite illumination ne se fera qu’à moitié de deux réverbères un35 ». Les autorités municipales demandent à appliquer un éclairage alterné les nuits naturellement éclairées, et ce sans considération de la topographie de la rue, c’est-à-dire sans se préoccuper si la clarté de la lune pénètre dans les rues les plus étroites. Cette mesure va être jugée insuffisante deux mois plus tard. Dans une lettre du 20 novembre 1789, l’inspecteur de l’illumination Damour fait état de consignes policières contradictoires avec le calendrier normal d’éclairage basé sur les lunaisons :

Nous allons entrer en cessation mercredi 26 du présent mois vu la force de la lune, temps où on n’allumait que de deux lanternes une et par ordre particulier. Mais, vu les circonstances présentes, vous avez jugé à propos de faire éclairer le tout et du jour au jour36.

L’évaluation d’un éclairage naturel, mettant en balance le degré d’utilité du clair de lune, est fonction de négociations et de conventions entre les intentions d’économie de la part de la municipalité et des priorités sécuritaires des autorités policières, ne se basant plus sur le cours de la lune mais du soleil.

Priorisations des sites d’éclairage

La surenchère lumineuse en réponse aux troubles sociaux et politiques se manifeste également dans la matérialité du parc d’éclairage.

À Barcelone, si les demandes de licences pour de nouvelles implantations de lanternes en juin 1772 « le long de la muraille depuis La Puerta del Mar jusqu’au Couvent de St Francisco », marquent comme objectif le « maintien, la diversion et la commodité du public, la liberté de la promenade de la muraille jusqu’à 23h les temps chauds37 », les ordres d’installation émanant des autorités militaires pour l’année 1773 sont purement sécuritaires. Ainsi, un ordre de mise en place de quatre lanternes supplémentaires devant les quartiers et bâtiments militaires de la Barceloneta (la Ciutadella) émane du capitaine général O’Connor O’Phaly le 4 mai, c’est-à-dire le jour même du début de la révolte massive, en complément de l’extension des horaires d’illumination.

À Paris, des priorisations d’éclairage apparaissent dès les débuts de la Révolution, indépendamment de tout besoin lié à l’extension du tissu urbain. Dès le 14 octobre 1789, le district des Capucins Saint-Honoré remet une lettre au Comité de Police demandant l’implantation de lanternes pour compenser le manque de patrouilles sur les Champs-Elysées : « Le séjour du roi aux Tuileries exige une surveillance particulière dans les Champs Elysées, où les gens mal intentionnés peuvent se réunir à la faveur de l’obscurité, demande que l’on fasse placer le plus promptement possible des réverbères38 ».

La présence royale est une raison mobilisée pour demander un sur-éclairage, afin de sécuriser la zone. En plein cœur de la Révolution, en mai 1792, le Comité de Salut Public demande l’éclairage des sites les plus sensibles et vulnérables : premièrement les entrepôts de stockage de farine et les arsenaux, mais aussi les maisons des commissaires de quartier. Quatre ans plus tard, le Mémoire des sommes réclamées par Fricault pour l’éclairage de divers ateliers39, du 18 juillet 1796, mentionne le coût des éclairages ordonnés pour différentes manufactures : l’agence des petites pièces rue de Tournon, l’industrie de transformation du salpêtre dans l’abbaye de Saint Germain des Prés (21 becs), l’atelier des armes rue Feydeau et enfin la manufacture des baïonnettes sur le bateau « Le Républicain » amarré sous le Pont-au-Change (10 becs). L’éclairage participe toujours des mesures sécuritaires pour protéger les sites de production, principalement militaires. Il y a donc la création d’une véritable cartographie sensible, par la lumière, des sites de pouvoir ou sous tension.

Ces renforcements de la lumière urbaine – par le calendrier d’illumination ou la matérialité du parc – rappellent l’enjeu sécuritaire majeur de la police du 18e s., à savoir la lisibilité de l’espace et de l’individu40. En ce sens, l’objet technique participe plus largement des instruments d’identification (identifier la mobilité, la circulation des personnes, etc.).

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Les extinctions programmées : quand l'obscurité gagne par économie

Il existe une tension entre la volonté d’éclairer de façon systématique et homogène tout le territoire urbain et la nécessité de réaliser des économies, compte tenu du prix extraordinairement élevé du combustible (huiles végétales et animales), notamment dans les périodes de trouble. La « révolution du réverbère », qui permet d'éclairer mieux avec autant ou moins, ne compense pas la haussse du besoin en éclairage, conséquence du développement du tissu urbain et des urgences sécuritaires des épisodes révolutionnaires. Ainsi, les autorités se doivent de programmer un calendrier et une géographie de l’extinction. L'État du nombre de lanternes et de becs qui n’ont pas été éclairés pendant la cessation du 24 au 30 mars 1790, conformément aux ordres de M. Cellerier, lieutenant de maire41 liste les premières extinctions programmées en mars 1790.

Figure 2. Carte des extinctions programmées de mars 1790. C B. Bothéreau (QGIS)
Figure 2: Carte des extinctions programmées des lanternes publiques à Paris, mars 1790. © B. Bothéreau (QGIS)

Si de manière assez prévisible, les quais, places et ponts sont priorisés pour l’extinction de l’illumination, plus étonnant est le choix de plonger dans le noir complet l’axe traversant entre les deux portes Saint-Antoine et Saint-Honoré, de même que les sites sensibles que représentent les portes de la ville. Il est également étonnant de ne pas proposer un système de rotation pour les lieux d’extinction, qui aurait limité l'impact pour chacun. Ainsi, pour chacune des sept nuits de mars 1790, ce sont 395 lanternes qui sont volontairement éteintes, soit 11% du parc d’éclairage total (3 554 lanternes). En revanche, les tronçons urbains concernés (chemins, quais, places, cours et ponts) sont, eux, bien mis dans le noir complet puisqu’il ne s’agit pas là d'une extinction alternée – une lanterne sur deux – mais d’une suspension généralisée à l’ensemble des lanternes installées. Cette liste informe à l’inverse sur les lieux suréclairés comme la place Louis XV, où toutes les lanternes possèdent quatre mèches. Contrairement aux lanternes des nouvelles barrières, planifiées les mêmes années, qui sont systématiquement à deux becs, nous voyons ici des lanternes multi-mèches, plus éclairantes mais aussi plus consommatrices en huile, associées aux lieux de pouvoir et donc à forte dimension symbolique.

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Les extinctions non programmées 

Les premiers rapports sur les extinctions non programmées, prématurées, des lanternes datent de la mise en place du calendrier renforcé d’éclairage juste après le 14 juillet 1789. S’ils sont nombreux42 et centralisés par les assemblées des districts pour les renvoyer à la mairie de Bailly, ils comportent en revanche peu de données chiffrées. En revanche, la quantité de rapports témoigne du lien puissant pour les contemporains entre illumination artificielle et sécurisation de l’espace. Ainsi La Fayette, commandant de la garde nationale, ayant emmagasiné les plaintes et les rapports de ses subordonnés, écrit à Bailly au début de l’hiver 1789 pour lui reprocher la « négligence sur les réverbères », qu’il associe à une menace pour la sécurité de la ville : « Il est impossible de répondre de la sûreté de Paris si, à toutes les différences qui existent entre cet hiver et l’hiver dernier, on joint l’extinction des réverbères43 ». Cellerier va alors écrire au ministre de l’Intérieur de Gouvion, véritable artisan de l’illumination renforcée, pour lui annoncer les mesures prises suite à la critique selon laquelle « les réverbères ne restent souvent allumés que jusqu’à une heure du matin ». Les corrections apportées passent par un renforcement de l’effectif des employés au service d’allumage : « j’ai obligé l’entrepreneur à mettre toutes les nuits en activité cinquante allumeurs pour réparer les extinctions prématurées ». Mais, selon la mairie, il est surtout nécessaire de se donner les moyens d'avoir une parfaite connaissance, et notamment topographie, du problème : « Il serait important d’avoir chaque jour des rapports sur l’état d’illumination dans toutes les rues afin de pouvoir juger si d’après le nombre de réverbères éteints l’entrepreneur est vraiment répréhensible »44.

 Il y a donc, d’après la Ville, un besoin de quantification du problème afin d’avoir un levier sur l’entreprise d’illumination. Or, se pose la question des agents aptes à assurer ce contrôle -sans doute n'est-il pas souhaitable que l’entreprise d’éclairage les fournisse. La Ville demande à de Gouvion d’obliger le commandant général et les commissaires de patrouille à « remplir cet objet de surveillance » et à « faire chaque jour des rapports indiquant le nombre de réverbères éteints ainsi que les rues et les heures où ils auraient remarqué cette extinction ». C’est donc une véritable cartographie et chronologie de l’extinction que souhaite établir la mairie, soit une mise en chiffres qui sera un outil fort utile à l’entreprise pour pallier les défaillances qu’elle n’ose pas admettre.

Le Rapport de l’illumination pour la nuit du 4 au 5 mai 1790 pour les quatre quartiers de Saint-André-des-Arts, Place Maubert, la Cité et Saint-Benoît45 est établi par l’inspecteur Le Roux et certifié par l’inspecteur à cheval Bruneseau. Il quantifie les lanternes éteintes totalement, ou partiellement – avec une précision au bec éteint près – en spécifiant la localisation et l’heure de l’extinction repérée avec une précision au quart d’heure près.

Figure 3. Extinctions prématurées de la nuit du 4 au 5 mai 1790 pour les quatre quartiers de St-André-des-Arts, Place Maubert, la Cité et Saint-Benoît. Source: AN F13 351
Figure 3: Extinctions prématurées de la nuit du 4 au 5 mai 1790 pour les quatre quartiers de Saint-André-des-Arts, Place Maubert, la Cité et Saint-Benoît (Paris). Source: AN F13 351.

Cette nuit-là dans cette zone, 29 extinctions totales de réverbères ont été repérées, réparties sur 35 rues. La comparaison avec d'autres rapports est compliquée par le fait que les modes de comptage (inscription par rue ou quartier, ronde sur une ou plusieurs nuits) ne sont pas normalisés. Ces données nous donnent toutefois une représentation à l’échelle d’un quartier et le long d'une nuit de la distribution des zones d’ombre, qui défient la volonté policière de traiter le territoire de manière neutre et homogène. L’évolution du nombre de becs éteints en fonction de l’heure de la nuit montre par ailleurs que la part d'ombre augmente avec le temps46.

Figure 4. Nombre de becs éteints au cours de la nuit.
Figure 4: Nombre de becs éteints à Paris au cours de la nuit du 4 au 5 mai 1790 pour les quatre quartiers de Saint-André-des-Arts, Place Maubert, la Cité et Saint-Benoît. Source: AN F13 351.

Nous remarquons trois pics à 1h45, 2h et 2h45, moment où la quasi-totalité des extinctions sont issues de lanternes totalement éteintes -à ces heures-là ce sont installées de véritables zones noires. La variabilité des horaires d’extinction peut s’expliquer par différents paramètres : qualité des huiles utilisées, placement des mèches, soin apporté par les différents commis, ponctualité ou non de l’heure d’allumage, etc.

Nous changeons doublement d’échelle avec l’inscription des extinctions dans le Rapport de l’illumination du mois de vendémiaire de l’an IV47 : cette fois-ci le rapport compile les productions de l’ensemble des 20 inspecteurs qui réalisent leurs rondes et rapportent le nombre d’extinction non plus pour une nuit mais sur tout un mois (vendémiaire). Cette année a été choisie comme cas d’étude car nous disposons pour elle d’un ensemble cohérent de rapports pour reconstituer un comptage des extinctions certes moins fin sur le plan de la localisation (les rues n'apparaissent pas), mais à l’échelle de la ville entière. La répartition spatiale des extinctions sur un mois s'opère par quartier.

Figure 5. Répartition spatiale, par quartier, des extinctions sur un mois. Source : AN F13 351,
Figure 5: Répartition spatiale, par quartier, des extinctions sur un mois (octobre 1795). Source: AN F13 351.

 

Figure 6. Répartition des extinctions sur un mois. Source : AN F13 351
Figure 6: Répartition des extinctions lumineuses parisiennes sur un mois (octobre 1795). Source: AN F13 351.

Le plus grand taux d’extinction pour le mois étudié correspond au deuxième arrondissement d’éclairage48. Là encore, nulle homogénéité : il y a quatre fois plus d’extinctions dans le deuxième arrondissement que dans celui constitué des quartiers du Luxembourg, de Germain-des-Prés et du gros Caillou.

Le deuxième intérêt de ce rapport est de pouvoir comparer le nombre d’extinctions entre 1790 et 1795-1796 (an IV). Nous constatons le passage en moyenne de trois lanternes intégralement éteintes à une extinction par nuit de visite. L’adéquation entre le calendrier d’illumination ordonné et la réalité du terrain en sort donc renforcée entre 1790 et 1796. Nous pouvons y voir le résultat de la campagne d’inscription des défaillances du système, coproduite par la municipalité et le ministère de l’Intérieur (Cellerier et de Gouvion), mobilisant les forces du commandant général et des commissaires de patrouille. Mais l’amélioration des durées de combustion des lampes doit aussi intégrer d’autres paramètres comme la qualité de l’huile, la sensibilisation et la formation des commis allumeurs ou encore les conditions météorologiques.

Les rapports sur le service d’éclairage témoignent dans tous les cas d'une amélioration lente, sur le temps long. Le premier est établi le 18 septembre 1790 par le département de police de la section des Petits Pères Place Victoire. Il fait état de plusieurs citoyens gardes nationales volontaires, sergents ou caporaux qui se sont plaints au comité de graves dysfonctionnements :

Depuis huit jours et plus, nouvellement cette nuit, toutes les patrouilles qu’ils ont respectivement commandées ont été obligées de marcher dans les ténèbres, les réverbères se trouvant aux trois quarts éteints à deux heures et ceux qui ont été trouvés allumés, rendaient une lumière si sombre que les patrouilles ne pouvaient apercevoir qui que ce fut dans leurs marches49.

Dans les rapports postérieurs étudiés précédemment, les extinctions sont ponctuelles, non consécutives dans le temps, et encore moins sur huit jours. La répétition de l’événement et la proportion élevée du parc concerné ne constituent pas des statistiques favorables au service, le phénomène n’étant plus imputable aux évènements météorologiques ou extérieurs en général. Ainsi, les autorités policières demandent des sanctions contre l’entrepreneur, le contexte révolutionnaire appelant à plus de fiabilité :

L’entrepreneur d’éclairage doit pourvoir à pareil inconvénient d’où il peut résulter une infinité d’événements très fâcheux, soit pour la garde nationale en patrouille, soit pour l’ordre et la sûreté publique ; que dans un moment de fermentation, les réverbères n’étant pas allumés, il peut s’en suivre que les ennemis du repos public et de la révolution, en profiteraient pour attaquer impunément les citoyens paisibles, et les patrouilles exposées à être assaillies dans un carrefour, et devenir les premières victimes de leur soin et de leur zèle pour la chose publique50.

Un autre rapport du Bureau du Comité de 1790, témoigne de l'étendue du problème : « Les commandants des différentes patrouilles que j’ai fait sortir la nuit dernière m’ont rapporté que tous les réverbères qui sont dans l’étendue de la section étaient éteintes avant une heure du matin, ce qui est contraire à tous les règlements51 ». Il s’agit donc d’une extinction généralisée, plongeant un secteur entier – une section ici – dans le noir total. Contrairement aux cas précédents dont les causes pouvaient jouer sur différents paramètres à la fois techniques et humains, la généralisation de l’extinction à un parc de cette taille ne peut être causée que par une huile de mauvaise qualité ou par une erreur de mixtion dans l’entrepôt préparant l’huile d’éclairage pour ce secteur géographique. L’entreprise d’éclairage est donc sur la sellette :

Ce défaut de la part de l’entrepreneur de l’illumination peut devenir de la plus grande conséquence dans les circonstances actuelles, ce pourquoi je requiers d’en informer tant le tribunal de police que les administrateurs des travaux publics52.

Au vu de ce corpus de rapports sur l’illumination, qu’est-ce qui distingue un éclairage acceptable d’un éclairage insuffisant ? L’acceptabilité et le niveau d’exigence ou de tolérance de la quantité de lanternes éteintes sont les produits de conventions, d’accords négociés entre les différents partis de l’administration de l’illumination et sont fonctions des événements socio-politiques. Les inspecteurs de l’illumination transmettent à l’agent national un rapport afin de prendre des sanctions contre l’entrepreneur Fricault, ayant constaté qu’un « grand nombre de réverbères étaient éteints dans la nuit du 11 au 12 messidor de l’an II (29 au 30 juin 1794) entre une heure et demie et deux heures du matin53 ». Mais l’administration et ses auxiliaires de contrôle ne produisent pas de quantification de l’extinction. C’est ce levier que Fricault va actionner pour inscrire la preuve d’un service certes imparfait mais tolérable en produisant une enquête dans la nuit suivante, accompagné d’un inspecteur de l’illumination : à deux heures du matin, ils chiffrent à « tout au plus vingt-quatre ou trente lanternes éteintes ». Ce nombre de lanternes défaillantes est certes acceptable en comparaison avec le Rapport de l’illumination pour la nuit du 4 au 5 mai 1790 faisant état de 29 extinctions pour une nuit et pour quatre quartiers seulement54: en faisant une estimation rapide pour rendre les données comparables, cela signifierait donc que pour l’ensemble du territoire – les vingt quartiers – il y a cinq fois moins de lanternes éteintes en 1794 qu’en 1790. Cette comparaison – non établie par l’entrepreneur – rendrait effectivement son taux d’extinction « acceptable ». Fort de cette quantification, Fricault écrit à l’administrateur des travaux publics Avril le 17 messidor (5 juillet 1794) : « Je vous assure donc Citoyen, à moins d’être l’Etre Suprême, qu’on ne peut parer à des défauts aussi légers55 ».

« Défauts légers » ou dysfonctionnement « inacceptable », la subjectivité de la description des extinctions ne peut entraîner qu’une joute rhétorique et une succession de discours contradictoires tant que l’administration ne génère pas un seuil d’acceptabilité du taux de lanternes prématurément éteintes.

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Conclusion

Au siècle des Lumières, l’éclairage est l'un des instruments privilégiés de l’idéal policier d'une appréhension homogène de l’espace urbain. Mais cet idéal d’éclairage doit faire face à ses limites.

Les ressorts des asymétries de lumières sont tout d’abord techniques, en lien avec les structures mêmes des premiers modèles de lanterne56. Si d’autres innovations57 sont intégrées au nouveau modèle qui nait du prix académique d’éclairage (1763-1766), c’est véritablement l’artifice du réverbère qui, en rationalisant le chemin optique et en orientant les rayons vers la surface utile de la rue (le pavé), va devenir le vecteur à la fois de l’augmentation de l’intensité de l’éclairage et de la diminution des zones d’ombres. Mais, ce qui est gagné en surface d’action lumineuse est perdu en densification du parc, guidé cette fois par la balance des avantages entre performance et économie. L’implantation de la lanterne à réverbère ne s’effectuant qu’à proportion de sa dissémination, de nouvelles zones d’ombres se créent aux limites des cônes lumineux. Il ne s’opère au final qu’un changement d’échelle des asymétries lumineuses.

En outre, comme nous l’avons montré, ce jeu entre ombre(s) et lumière(s) est accentué par la diversité des modes d’évaluation de la performance lumineuse.

Enfin, des asymétries de lumière apparaissent à travers le tissu urbain, entre des renforcements de lumière – par un calendrier spécial et une hiérarchisation des sites à éclairer durant les périodes de troubles révolutionnaires parisiens et barcelonais – et des obscurités générées par des extinctions, programmées par économie ou dues à des défaillances techniques.

Il conviendrait maintenant de comparer les asymétries lumineuses produites par notre objet d’étude, la lanterne, unité autonome et autosuffisante, avec celles de l’éclairage au gaz, soit  d’un « système », d’une infrastructure en « réseau »58, pour faire apparaitre de nouveaux jeux et de nouvelles échelles d’ombres et de lumières.

  • 1. Bibliothèque nationale de France (BNF), Département des manuscrits, Français 21684.
  • 2. Pour cette approche sur police et espace urbain : Paolo Napoli, Naissance de la police moderne. Pouvoir, normes, société (Paris : La Découverte, 2003).
  • 3. Brigitte Marin, « Administrations policières, réformes et découpages territoriaux (XVIIe-XIXe siècle) », MEFRIM, 115/2, 2003.
  • 4. Marc Desportes, Antoine Picon, De l’espace au territoire. L’aménagement en France XVIe-XXe siècle (Paris : Presses de l’ENPC, 1997).
  • 5. Wolfgang Schivelbusch, La Nuit désenchantée (Paris : Gallimard, 1993).
  • 6. Simone Delattre, Les Douze heures noires. La nuit à Paris au 19e s. (Paris : Albin Michel, 2000).
  • 7. Alain Cabantous, Histoire de la nuit (17e-18e s.) (Paris : Fayard, 2009).
  • 8. Craig Koslofsky, Evening's Empire. A History of the Night in Early Modern Europe (Cambridge : Cambridge University Press, 2011).
  • 9. Auguste-Philippe Herlaut, « L’Éclairage des rues à Paris à la fin du 17e et au 18e siècles », Mémoire de la Société de l’Histoire de Paris et de l’Île de France, vol. XLIII, 1916 et, du même auteur, L’Éclairage de Paris à l’époque révolutionnaire (Paris : Mellotée, 1933).
  • 10. Une thèse a été récemment soutenue sur l’éclairage public au 18e s., à l’échelle nationale (hors Paris) : Sophie Reculin, « L’Invention et la diffusion de l'éclairage public dans le royaume de France (1697-1789) » (Thèse, Université Charles-de-Gaulle Lille 3, 2017).
  • 11. Vincent Milliot, « Histoire des polices. L’ouverture d’un moment historiographique », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 54, n°2, 2007.
  • 12. Catherine Denys, Police et sécurité au 18e s. dans les villes de la frontière franco-belge (Paris : L’Harmattan, 2002) ; Jean-Luc Laffont, « Policer la ville. Toulouse, capitale provinciale au siècle des Lumières » (thèse de doctorat en histoire, université de Toulouse II Le Mirail, 1997).
  • 13. Pour une histoire connectée de l’éclairage public entre Paris, Barcelone et Madrid, voir Benjamin Bothereau, « À la lanterne ! Modes d’existence d’un objet banal, entre imaginaire technique et politique. Invention, économie urbaine, publics et circulations du “réverbère“, Paris, Barcelone, 18e s. », (thèse de doctorat, EHESS Paris, 2018).
  • 14. Des reconstitutions de ces modèles, à partir des descriptions techniques et de quelques dessins techniques, ont été faites par le Centre de recherches sur les monuments historiques de France : CRMH, Lanternes d’éclairage public : 17e-18e s.. Potences d’enseignes et de lanternes du 15e au 19e s. (Paris : Ministère de la Culture et de la Communication, Direction du Patrimoine, 1986).
  • 15. BNF, Département des manuscrits, Français 21684 fol 334 335 : Devis pour la fabrication et l’entretien des lanternes publiques des quartiers du Louvre, du Palais Royal, de Montmartre et de Saint Eustache du 6 avril 1730.
  • 16. Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris , chapitre 54 (Paris, 1782-1788).
  • 17. Pierre Le Vieil, L’Art de la peinture sur verre et de la vitrerie (Paris, 1774).
  • 18. BNF Msfr 21684.
  • 19. Prix d’éclairage de l’Académie des Sciences (1763-1766) dit également « Prix Sartine » ou « Concours Sartine ».
  • 20. Archives de l’Académie des Sciences (Paris), Mémoire de Chateaublanc, 1765.
  • 21. Archives de l’Académie des Sciences, Mémoire de Lavoisier, 31 décembre 1765.
  • 22. Id.
  • 23. Robert Mandrou, Introduction à la France moderne. Essai de psychologie historique. 1500-1640 (Paris : Albin Michel, 1961).
  • 24. Archives de l’Académie des Sciences, deuxième Mémoire de Chateaublanc, Mémoire sur les matières combustibles qui peuvent servir à éclairer les rues d’une ville, 13 mars 1766.
  • 25. Archives du Musée des Arts et Métiers, Réserves de Saint-Denis, N89, Avis des Commissaires.
  • 26. Archives de l’Académie des Sciences , Supplément au Mémoire Le Roy (mémoire original 25 décembre 1765 présenté à de Sartine).
  • 27. Simon Schaffer, Steven Shapin, Léviathan et la pompe à air. Hobbes et Boyle entre science et politique (Paris : La Découverte, 1993).
  • 28. Santalo i Peix Jaume, « L’Avalot de les quintes de 1773… » in Ramon Arnabat (ed), Moviments de protesta i resistencia a la fi de l’Antic Régim (Barcelona : Publicacions de l'Abadia de Montserrat, 1997).
  • 29. Arxiu Historic de la Ciutat de Barcelona AHCB, série Accords 1D.I-56 fol 376.
  • 30. AHCB, série Accords 1D.I-55 fol 580.
  • 31. Id.
  • 32. Archives Nationales (AN) F 13 351 « Récapitulation des dépenses annuelles », décembre 1789 et décembre 1790.
  • 33. AN F 13 351 « Récapitulation des dépenses annuelles », décembre 1790.
  • 34. Id.
  • 35. AN F 13 351, Rapport du Comité de Police du 23 septembre 1789.
  • 36. AN F 13 351, lettre de l’inspecteur de l’illumination Damour du 20 novembre 1789.
  • 37. AHCB, série Accords 1D.I-55 fol 288, demande de licence d’installation, 22 juin 1772.
  • 38. AN F13 351, Lettre du district des Capucins St Honoré au Comité de Police, 14 octobre 1789.
  • 39. AN F 13 1032, Mémoire des sommes réclamées par Fricault pour l’éclairage de divers ateliers, 30 messidor an IV.
  • 40. Voir les travaux en histoire de la police de Vincent Milliot (dir.), Les Mémoires policiers, 1750-1850. Écritures et pratiques policières du Siècle des Lumières au Second Empire (Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2006) ; Paolo Napoli, Naissance de la police moderne, op.cit., (cf. note.2).
  • 41. AN F13351, Mémoire « État du nombre de lanternes », avril 1790.
  • 42. La série AN F13 351 comprend de nombreux rapports des districts.
  • 43. AN F13 351, Lettre du commandant La Fayette au maire Bailly, décembre 1789.
  • 44. AN F13 351, Lettre du maire Bailly, janvier 1790.
  • 45. AN F13 351, Rapport de l’illumination pour la nuit du 4 au 5 mai 1790 sur quatre quartiers, 5 mai 1790.
  • 46. Afin de traiter ces données quantitativement, nous avons pondéré les extinctions, considérant qu’une extinction totale correspondait à l’extinction de deux becs, la grande majorité des lanternes installées dans les rues parisiennes comprenant deux lumières.
  • 47. AN F13 351, Rapport de l’illumination du mois de vendémiaire de l’an IV.
  • 48. soit les quartiers de l’Égalité (anciennement Saint-Honoré), d’Eustache, du Louvre, du Faubourg Honoré et de Chaillot.
  • 49. AN F13 351, Rapport du département de police de la section des Petits Pères, 18 septembre 1790.
  • 50. Id.
  • 51. AN F13 351, Rapport du Bureau du Comité du 10 septembre 1790, émis par le Bureau du Comité à la Caserne de la section de la rue Beaubourg.
  • 52. Id.
  • 53. AN F13 352, Rapport des inspecteurs de l’illumination, 1er août 1794.
  • 54. Saint-André-des-Arts, Place Maubert, la Cité et Saint-Benoît.
  • 55. AN F13 352, Lettre de Fricault à l’administrateur des travaux publics Avril le 17 messidor an II.
  • 56. Les modèles dits « à seau » et « à cul de lampe ».
  • 57. Lampes à huile, forme hexagonale des cages, cheminée, etc.
  • 58. Thomas P. Hughes, Networks of Power: Electrification in Western Society, 1880-1930 (Baltimore : Johns Hopkins University Press, 1983) ; Pierre Musso (dir.), Réseaux et société (Paris : Presses universitaires de France, 2003) ; Antoine Picon, La Ville des réseaux. Un imaginaire politique (Paris : Editions Manucius, 2014).
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Bibliographie

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