Penser et engager le futur à partir de l’histoire. L’approche « paléo-énergétique »

Atelier 21

Université Bordeaux Montaigne, CEMMC

Atelier 21

Contre-histoire, autre histoire: le programme de recherche citoyen Paleo-Energetique revendique un examen alternatif du passé, pour dénicher ce qui peut être utile au présent et à l’avenir. Que pensez-vous de la notion de passé (énergétique) utilisable et quelles approches historiennes convient-il selon vous de privilégier dans cette perspective ?

LR, CC : Le programme de recherche citoyen Paleo-Énergétique offre une perspective alternative sur l’histoire énergétique, en explorant les technologies et les idées qui ont été abandonnées ou oubliées. C’est une démarche qui révèle la richesse du passé, notamment en période de crise, où l’innovation a souvent été stimulée par la nécessité. Lorsque le pétrole ou le charbon redevenaient bon marché, ces idées étaient souvent mises de côté, mais elles restent pertinentes et potentiellement utiles pour notre présent et notre avenir.

L’approche que nous privilégions est celle de la relecture des brevets, rendue possible par leur digitalisation. Ces documents sont une mine d’informations et d’idées, qui peuvent alimenter ce que nous appelons des «remix technologiques». Un exemple frappant est la RegenBox, qui revisite le principe de recharge de piles non rechargeables. Ce brevet réhabilité offre aujourd’hui une alternative viable à l’usage unique des piles alcalines.

Cela souligne l’importance de l’enseignement de l’histoire des brevets et de la recherche d’antériorité dans les écoles d’ingénieur. Il est essentiel de comprendre la juste place de la technologie dans notre société et notre histoire, enseigner l’approche lowtech.

Notre approche soulève plusieurs questions importantes. D’abord, celle de l’héritage culturel et patrimonial, tant dans les organisations que sur les territoires. Comment transmettre les savoirs avant qu’un retraité ne quitte la structure ? Ensuite, celle du progrès non linéaire : l’histoire n’est pas une simple progression vers le «meilleur», mais une série d’expérimentations, de réussites et d’échecs. Enfin, l’histoire commune peut servir de vecteur d’appartenance, permettant de dépassionner et de dé-polariser les discours idéologiques et politiques autour de l’énergie. La question n’est pas simplement d’être « pour » ou «contre» une énergie particulière, mais de comprendre la complexité de la problématique énergétique.

CB : Un tel programme citoyen contribue efficacement à une fertilisation croisée entre les sciences et la culture de l’ingénieur et la nécessaire pédagogie historique de la transition énergétique, qui ne doit pas se vivre uniquement en termes de deuil et de rupture sur une vision uniforme de l’anthropocène. Par la relecture des brevets, les « remix technologiques », l’approche lowtech, elle permet de donner du sens, par une appropriation des temporalités et des territoires, aux efforts de sobriété du citoyen engagé et plus largement de la société civile organisée.

CB : L’approche paléo-énergétique est tout à fait compatible avec l’histoire globale, académique ou mainstream, de l’énergie : elle l’enrichit en insistant d’une part sur l’articulation entre rétrospective et prospective, et d’autre part sur le rôle à la fois des low tech et des expériences technologiques placées de façon trop catégorique sous le signe de l’échec et de l’impasse technologique.

Du point de vue des régimes d’historicité et de l’analyse des trajectoires contemporaines sur la moyenne durée, sinon la longue durée, notre Comité d’histoire de l’électricité et de l’énergie a toujours intégré dans ses approches, ses travaux et ses débats, l’histoire du temps présent. Sa dénomination d’histoire du temps présent montre bien son épaisseur heuristique, a contrario de l’instantanéité supposée de l’histoire immédiate, celle des réseaux sociaux qui conduisent à l’ « apocalypse cognitive », selon l’expression de Gérald Bronner, en particulier dans la saturation de l’analyse de la crise énergétique actuelle, qui est devenue de facto un régime permanent nourri par la crise écologique. Déjà l’Histoire générale de l’électricité en France publiée en trois volumes chez Fayard dans les années 1990 abordait la trajectoire nucléaire la plus récente de la France. Notre Journée d’études du 13 avril dernier Quarante ans de recherche en histoire de l’électricité et de l’énergie auprès d’EDF a fait la part belle à ces débats, en particulier dans sa dernière table-ronde intitulée Les acteurs de l’entreprise et le rôle de la recherche historique.

La revue internationale JEHRHE a dès son premier numéro, dans les articles séminaux d’Alain Beltran et de Geneviève Massard-Guilbaud, pris clairement position sur l’utilité de la mobilisation de l’histoire du temps présent, qui n’a rien d’une « trahison des clercs », pour l’étude des trajectoires énergétiques globales de la rétrospective à la prospective, au cœur des débats sur l’anthropocène. Enfin une Chaire de recherche-action comme celle que je coordonne à Bordeaux intitulée RESET (Réseaux électriques et sociétés en transition) contribue auprès de son mécène principal RTE à nourrir historiquement les trajectoires souhaitables des Futurs énergétiques 2050, dans une complexité humaine qui ne se réduit ni aux présupposés de l’efficience technologique ni aux injonctions de la sobriété vertueuse.

LR, CC : L’approche de Christophe Bouneau démontre l’utilité de l’histoire énergétique pour éclairer la transition énergétique présente et à venir. Reconnaître la valeur de l’analyse historique est crucial, non pas comme un exercice intellectuel, mais comme un outil pratique. Cela crée un lien entre hier et demain, capturant les succès et les échecs, ces derniers étant essentiels pour guider les décisions futures en matière d’énergie et de technologie. Remettre en question les notions d’impasse technologique encourage la réévaluation des solutions hâtivement délaissées.

Christophe Bouneau met en lumière l’importance de l’étude des cycles énergétiques sur une «moyenne durée», pour dépasser les réactions éphémères aux crises et esquisser un futur énergétique durable, où la modération est un choix stratégique et non une limitation. Nous nous engageons à enrichir cette analyse en réexaminant le passé énergétique, non seulement pour préserver l’héritage technologique mais aussi pour réinsérer des savoirs perdus dans le débat actuel sur la transition énergétique.

Notre dévouement à l’histoire énergétique promeut l’investigation des chemins délaissés de l’histoire technique, invitant à voir le passé comme un vivier d’idées pour un avenir écologiquement robuste et adapté aux enjeux actuels.

Pour être plus concret, pouvez-vous identifier une technologie ou une politique énergétique du passé qui, selon vous, a été négligée ou oubliée, mais qui pourrait être pertinente pour notre transition énergétique actuelle ? Pourquoi pensez-vous qu’elle pourrait être utile aujourd’hui ?

LR, CC : En réponse à votre interrogation, le solaire thermique nous semble « sous-développé » en France. Pourtant c’est un gisement prometteur pour le futur et son histoire est riche de pionniers français dont Mouchot ou encore le Padre himalaya. Nous souhaitons mettre en exergue une technologie énergétique historique qui, bien qu’oubliée et négligée, pourrait s’avérer pertinente dans le contexte de notre transition énergétique contemporaine : le moteur solaire, conçu par la Société Française d’Énergie Thermique et d’Énergie Solaire (SOFRETES) dans les années 1970.

Cette machine avant-gardiste captait la chaleur issue du rayonnement solaire pour la transformer en énergie mécanique, s’inscrivant ainsi dans la lignée des convertisseurs thermodynamiques de récupération de la «chaleur perdue», conçus depuis la fin du XIXe siècle. Malheureusement, malgré son potentiel indéniable, cette technologie a été délaissée par l’État français, principal actionnaire de SOFRETES, après une décennie de soutien.

La thèse d’Alexandre Mouthon, intitulée « À la recherche de la chaleur perdue. Le moteur solaire de la Société Française d’Études Thermiques et d’Energie Solaire (SOFRETES) et l’État français (années 1960-1980) », nous offre une analyse éclairante sur les raisons de cette négligence. Ses recherches révèlent que le choix d’industrialiser le moteur solaire a été dépolitisé par certaines formes d’expertise, tandis que l’exploitation technopolitique de ce moteur dans le cadre de politiques étrangères a « sur-politisé » les installations de démonstration. En conséquence, l’entreprise a été entravée dans la réalisation de ses objectifs propres et est devenue victime d’actions contre-industrielles menées par ses concurrents et certains de ses actionnaires. Finalement, un arbitrage ministériel a été prononcé en défaveur de SOFRETES, ce qui a conduit à l’oubli de cette technologie.

Aujourd’hui, alors que nous explorons des solutions pour une transition énergétique durable, le moteur solaire de SOFRETES pourrait représenter une option viable. Il incarne une alternative énergétique qui exploite une source d’énergie renouvelable, le soleil, et qui est capable de convertir efficacement cette énergie en force mécanique. De plus, cette technologie pourrait être adaptée et améliorée avec les avancées technologiques actuelles1.

Par ailleurs, le cas de SOFRETES souligne l’importance cruciale de la politique dans le développement et l’adoption de nouvelles technologies énergétiques. Il met en évidence la nécessité d’un soutien politique et industriel durable pour assurer le succès de ces technologies.

  • 1. Cette assertion est toutefois à nuancer, il faudrait prototyper pour être certain de l’intérêt d’une telle retrotech en prenant en compte le modèle économique et les questions de maintenance.

CB : Cette trajectoire historique passionnante et tourmentée des filières de l’énergie solaire, en particulier solaire, doit être aussi placée dans une perspective internationale où les pays émergents ont joué un rôle croissant, bien avant l’avènement de l’impérialisme technopolitique chinois dans ce domaine. Dans cette perspective, il ne faut pas d’ailleurs mésestimer l’écho, souvent mal assumé, d’un néocolonialisme technologique français, comme l’a montré récemment Jean Gecit dans sa thèse.

CB : Deux trajectoires énergétiques de longue durée, combinant innovation technologique, modèles durables de développement régional et diversification des usages au bénéfice des consommateurs, avant qu’ils ne soient proclamés consom’acteurs, peuvent être ici mises en avant pour nourrir les Futurs énergétiques 2050.

D’abord, malgré les sécheresses renforcées par le réchauffement climatique qui font de la gestion raisonnée de l’eau un impératif catégorique, l’hydroélectricité reste, en particulier en France, la première énergie renouvelable et sa valeur marginale est absolument cruciale car c’est elle, grâce en particulier aux STEP, qui permet par l’instantanéité de sa mobilisation d’éviter les délestages et au-delà les blackouts. C’est ce qu’a montré en particulier, à partir de son Histoire de l’énergie hydraulique, Pierre-Louis Viollet dans sa conférence le 12 avril 2023 à l’Espace Fondation EDF. Dans nos propres travaux nous avons étudié, sur le modèle alpin suisse, la fertilisation croisée dans les Pyrénées, grâce à la Compagnie des chemins de fer du Midi et à l’Union des producteurs d’électricité des Pyrénées occidentales, entre houille blanche, chemin de fer et tourisme, fertilisation illustrée par les aménagements de la vallée d’Ossau, visités dans l’entre-deux-guerres par les ingénieurs américains, les chemins de fer électriques de la Rhune, de Superbagnères et de Cerdagne. Cette trilogie à l’origine d’une régionalisation économique peut nous permettre de dépasser la dictature de l’accélération dénoncée par Hartmut Rosa dans Aliénation et Accélération, incarnée par le tout TGV. L’éloge de la lenteur nous renvoie alors aux expériences des XVIIIe et XIXe siècles avant l’invention de la vitesse ferroviaire, automobile et aérienne. N’oublions pas que les transports sont responsables aujourd’hui de 31 % des émissions de gaz à effet de serre en France.

Quant à la filière de l’énergie solaire, comme l’a montré la thèse de Sophie Pehlivanian, à partir en particulier de l’histoire des travaux de l’INES, elle est en fait un énorme bouquet de systèmes d’innovation qui sont autant de fronts pionniers énergétiques qui ne se limitent pas à la bipartition solaire thermique/solaire photovoltaïque. L’expérience scientifique et industrielle accumulée des années 1960 aux années 1980 dans les centrales solaires des Pyrénées-Orientales, jusqu’à Thémis qui a fonctionné industriellement de 1983 à 1986, a été certainement trop rapidement abandonnée au profit de la mystique nucléaire, portée par les « nucléocrates » dénoncés à leur tour durant les deux premières décennies du XXIème siècle. L’historicisation du temps présent permet de relativiser les débats et les positionnements des fronts énergétiques à l’heure où la grande majorité de l’électorat français redevient favorable au nucléaire, pas seulement par l’action du Shift Project

LR, CC : Christophe Bouneau met en lumière la complexité historique et géopolitique des avancées en énergie solaire, soulignant l’importance d’une analyse énergétique à la fois locale et globale. Cette perspective révèle comment les dynamiques de pouvoir et la quête de souveraineté ont façonné les choix énergétiques des nations.

Nous adhérons à l’idée que l’expérience historique en énergie solaire doit s’inscrire dans une compréhension élargie des systèmes d’innovation, en phase avec les réalités économiques, environnementales et sociales actuelles. L’exemple des centrales solaires des Pyrénées-Orientales illustre l’abandon hâtif d’une technologie prometteuse, mettant en évidence les fluctuations des politiques énergétiques.

Il est crucial de reconsidérer les technologies énergétiques du passé avec un regard moderne, intégrant les progrès techniques pour les adapter aux besoins actuels. La proposition de Christophe Bouneau de marier hydroélectricité et solaire suggère une diversification énergétique réduisant la dépendance à des sources uniques.

La notion de «consom’acteur» promue par Christophe Bouneau est une clé déterminante de la transition énergétique, poussant à une responsabilité individuelle et à l’adoption de pratiques durables. Nos recherches, comme celles de Christophe Bouneau, insistent sur l’apprentissage des interactions complexes entre politique, industrie et technologie, pour élaborer des politiques énergétiques résilientes et inclusives, apprenant des erreurs du passé pour une transition énergétique durable.

À la lumière de l’histoire, comment voyez-vous l’évolution du réseau électrique dans le cadre de la transition énergétique ? Voyez-vous une tendance à la centralisation ou à la décentralisation ? Pourriez-vous évoquer les avantages et les inconvénients de ces deux modèles ?

LR, CC : L’analyse historique de l’énergie révèle que les transitions énergétiques sont des phénomènes complexes, façonnés par une multitude de facteurs. À l’heure actuelle, confrontés à des enjeux tels que la crise ukrainienne et la dépendance à l’énergie russe, sans oublier le changement climatique, nous sommes appelés à accélérer notre passage vers un modèle énergétique plus robuste et écologiquement viable.

L’architecture du réseau électrique semble progressivement s’orienter vers un système hybride, doté de capacités de stockage d’électricité et de chaleur. Ce système intégrera à la fois des dispositifs pour la puissance en ruban et un éventail d’énergies renouvelables (EnR) pour garantir la résilience et faciliter la transition. Nous assistons à une lutte entre deux paradigmes : le modèle centralisé, incarné par les grands opérateurs, et le modèle décentralisé, défendu par les petits promoteurs des EnR.

Les énergies fossiles et nucléaires requièrent de vastes systèmes centralisés, engendrant des oligopoles puissants qui monopolisent pouvoir et richesses. À l’opposé, la majorité des EnR sont décentralisées et locales, impliquant des millions de petits producteurs et favorisant la redistribution des richesses et l’adhésion citoyenne.

L’enjeu réside dans la conciliation de ces deux modèles, en complétant et en substituant progressivement nos moyens de production centralisés par des unités de production renouvelables. Cela implique également de promouvoir les reconversions professionnelles et la formation, car aucune transition énergétique ne peut être accomplie sans compétences humaines appropriées.

En termes de stockage, le projet Storabelle, initié par Frédéric Pierucci, est un exemple probant. Il envisage de transformer les centrales thermiques à charbon ou nucléaires dotées de turbines historiques en sites de stockage, évitant ainsi la construction de nouvelles installations. Ce projet illustre parfaitement comment nous pouvons réutiliser et adapter nos infrastructures existantes pour répondre aux défis de la transition énergétique.

CB : L’hybridation des réseaux de transport et de distribution d’énergie, tant en termes d’architecture que de pilotage de l’exploitation, représente un levier indispensable pour atteindre les objectifs en matière de climat et d’énergie à l’horizon 2030, objectifs qui paraissent de plus en plus critiques. En particulier pour que les smart grids aient un fonctionnement citoyen mobilisant activement les consom’acteurs, ni le solutionnisme techologique ni l’appel à la responsabilité individuelle dans l’effort de sobriété ne suffisent : il faut mobiliser toutes les ressources territoriales de la gouvernance locale par le biais en particulier des syndicats intercommunaux, souvent départementaux, d’énergie et d’eau.

CB : La trajectoire des réseaux électriques en France et en Europe depuis le début du XXème siècle fait partie du cœur de nos travaux de recherche historique et plus largement en SHS. Elle est en même temps un des objets de recherche-action de la Chaire bordelaise RESET, évoquée précédemment, qui travaille aux côtés de RTE pour tenter de comprendre les bifurcations historiques possibles et les linéaments des Futurs énergétiques 2050.

Dans cette perspective, trois éléments de réponse peuvent être proposés. D’abord, la vision d’isolats énergétiques vivant en autarcie insulaire d’autoproduction et d’autoconsommation reste une illusion, certainement nécessaire comme toutes les illusions, illusion à la fois technologique, industrielle, humaine et sociale. En effet, à moins de pouvoir reproduire indéfiniment le mode de vie des communautés insulaires, par exemple des îles du Ponant, les sociétés contemporaines sont celles de la mobilité et des solidarités, marquées dans le domaine énergétique par le caractère crucial de l’interconnexion, qui est une mutuelle d’assurances contre les risques et la quintessence même de l’électrification. La fin du réseau électrique, et même sa mise en souterrain complète, n’est pas pour demain…

En revanche, « l’ordre électrique » ne saurait pour autant se contenter d’une seule architecture de super-réseau polarisé par Paris et convergeant vers le dispatching national de Saint-Denis. Comme l’ont montré les enquêtes du Schéma régional de raccordement des EnR au réseau en Nouvelle-Aquitaine, les régions étant devenues les chefs de file de la transition énergétique depuis la loi LTECV d’août 2015, un mur d’investissements se dresse devant nous pour mailler les réseaux de transport d’électricité et permettre une complémentarité indispensable entre architecture centralisée, calquée sur la cartographie du parc nucléaire, et réseaux décentralisés indispensables pour relier les fermes solaires et les parcs éoliens. Les deux défis les plus importants sont d’une part l’interconnexion des nouveaux parcs éoliens en mer et d’autre part le renforcement stratégique de l’interconnexion transfrontalière, qui se heurte en permanence aux contestations vigoureuses du syndrome BANANA, que ce soit dans l’interconnexion en cours avec l’Espagne par le golfe de Gascogne ou le goulet d’étranglement de l’interconnexion avec l’Italie.

Enfin, il ne faut pas négliger le stockage de l’énergie, direct ou indirect, comme voie d’innovation considérable, qui permet à la fois d’optimiser le fonctionnement des réseaux et d’économiser de l’énergie sur l’ensemble de la chaîne de valeur économique et sociale.

LR, CC : Notre analyse, inspirée par Christophe Bouneau, appelle à une critique nuancée de l’hybridation des réseaux électriques. Si l’hybridation est cruciale pour la flexibilité du réseau futur, il faut équilibrer les idéaux d’autarcie énergétique et les nécessités de sécurité et d’efficacité, souvent mieux servies par une certaine centralisation. L’autarcie totale, séduisante en théorie, est soumise aux contraintes techniques et économiques.

Il est vital de développer des réseaux intelligents qui intègrent les réalités sociales et territoriales, reconnaissant les enjeux de pouvoir et de justice énergétique. L’articulation entre réseaux centralisés et décentralisés doit former un écosystème énergétique cohérent, où chaque élément, du petit générateur aux grands réseaux, joue un rôle déterminant.

Le stockage d’énergie, pointé par Christophe Bouneau, est décisif mais doit être stratégiquement intégré au réseau. Exploiter cette flexibilité implique des réformes réglementaires et de nouveaux modèles économiques pour stimuler les investissements.

Les obstacles techniques, financiers et sociaux de la transition énergétique sont conséquents. Se baser sur l’histoire pour éviter de répéter les erreurs et comprendre la coévolution des technologies et des systèmes de distribution avec la société est essentiel. Les leçons du passé sont notre boussole pour un futur énergétique durable et juste.

Quels sont, à votre avis, les défis sociaux majeurs que nous devons surmonter pour réussir la transition énergétique ? Y a-t-il des solutions sociales innovantes que vous voyez émerger dans ce contexte ?

LR, CC : La mutation énergétique, une entreprise d’une complexité considérable, nécessite une sobriété, une optimisation de l’efficacité énergétique et l’expansion des énergies renouvelables, tout en préservant une équité sociale et environnementale. Un des défis est de former le grand public et  les scientifiques pour qu’ils saisissent les défis liés au climat et aux ressources. Il est impératif de réévaluer nos pratiques énergétiques, démontrant qu’une utilisation plus judicieuse avec moins est réalisable. Le programme paléo-énergétique met en lumière cette possibilité sans pour autant revenir à des méthodes archaïques d’éclairage.

Un groupe de «concepteurs énergétiques» en France, sous la direction de Pascal Lenormand, s’efforce de former les utilisateurs à une meilleure maîtrise d’usage du bâtiment, déclenchant des économies significatives sans nécessiter de travaux majeurs sur les infrastructures existantes. Sans une éducation populaire adéquate, l’acceptation des ENR est inenvisageable. Ainsi, notre initiative ACT4energy et la campagne Solidarité Énergétique aspirent à instaurer une économie circulaire de connaissances low-tech pour combattre la précarité énergétique.

Il est vital de promouvoir les ENR, en évitant les concentrations excessives, en faveur d’une distribution équitable sur toutes les régions. Dans Rétrofutur : une autre histoire des machines à vent1, notre article «éolien citoyen» a compilé des témoignages positifs sur des centrales citoyennes ou des régies municipales qui installent des parcs éoliens.

Les défis sociaux sont entre les mains des décideurs politiques, qui doivent donner l’exemple et initier de véritables campagnes ambitieuses de rénovation, en priorisant les logements énergivores chauffés au pétrole et au gaz. Cela améliore la balance commerciale nationale et permet un gain de pouvoir d’achat pour les ménages modestes, tout en ayant des impacts positifs sur le climat et la santé.

  • 1. Cédric Carles, Loïc Rogard, Philippe Bruyerre, Rétrofutur : une autre histoire des machines à vent, (Paris, Paleo-energie Press, 2018).

CB : La question de l’éducation à la transition énergétique est bien une clef majeure pour ancrer les meilleures pratiques dans les différents territoires et ses populations très diversifiées. En particulier il s’agit de faire comprendre que le « small is beautiful » n’est pas incompatible avec les grandes infrastructures de réseau, et le remix de « l’ordre électrique », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Fanny Lopez, par une néoélectrification des usages à l’échelle humaine.

CB : Je souhaiterais dégager trois défis sociaux majeurs dans la voie de la transition énergétique.

Le premier défi est indéniablement pédagogique. La voie est en effet très étroite dans la recherche de la combinaison de l’efficience technologique indispensable avec le comportement de sobriété d’un consom’acteur qui ne saurait se réduire à un habillage rhétorique voire politique de la pénurie et de la précarité. Même si le solutionnisme technologique est régulièrement vilipendé, Schumpeter n’est pas mort pour autant et la néo-électrification offre de nouveaux usages sociaux responsables de la mobilité et de l’habitat.

Le second défi réside dans la régulation des usages numériques, toujours plus énergivores en électricité et en énergie attentionnelle, à l’heure de l’intelligence artificielle, de ChatGPT et des promesses du métavers : la sobriété numérique reste pour l’instant largement un vœu pieux, à moins de multiplier les centres de détox digitale dans les zones blanches…

Le troisième défi est territorial car rien qu’à l’intérieur de l’Hexagone les voies de la transition énergétique dessinent un Archipel français, bien au-delà de la binarité Paris et le désert français ou citadins vegan vertueux, refusant le solutionnisme technologique de la climatisation, résilients à la climatisation face aux ruraux détenteurs des « réservoirs d’électrons » correspondant aux gisements d’EnR. La France énergétique sous nos yeux, dans son économie, ses paysages diversifiés et ses nouveaux modes de vie pose la question cruciale de la gouvernance locale de la transition énergétique. Dans cette perspective la FNCCR (Fédération nationale des collectivités concédantes et régies) et ses syndicats départementaux, qui coordonnent les services publics locaux de l’énergie, conduisent par exemple des initiatives d’avenir pour le déploiement des IRVE (Infrastructure de Recharge de Véhicule Électrique)E (ou pour la meilleure gestion de l’éclairage public et de la consommation des bâtiments publics (programme ACTEE).  Dans cette recherche d’une péréquation énergétique républicaine, il ne faut pas oublier les territoires ultramarins où la notion même de transition énergétique se heurte à de multiples fractures sociales mais aussi contraintes climatiques spécifiques.

LR, CC : Christophe Bouneau met en exergue l’importance de l’éducation et de l’intelligence territoriale dans la transition énergétique, une vision que nous partageons. La transition dépasse la technologie et la politique ; elle engage toute la société.

La dimension éducative est essentielle pour gagner l’adhésion citoyenne, un défi majeur dans un contexte de méfiance envers les institutions. L’innovation sociale éducative pourrait émerger de collaborations renforcées entre universités, entreprises et associations, tissant des réseaux de savoirs diversifiés et accessibles.

C. Bouneau aborde aussi la sobriété numérique, qui devrait être intégrée dans la conception de produits et services, avec des politiques publiques favorisant des normes d’efficacité énergétique pour les appareils et infrastructures numériques.

Le défi de la territorialité souligne l’importance d’une gouvernance énergétique locale, adaptée aux besoins spécifiques des territoires. L’exemple de la FNCCR illustre le rôle des collectivités locales comme acteurs clés de l’innovation en transition énergétique. Il est vital de promouvoir des modèles économiques qui valorisent les initiatives locales et renforcent l’autonomie énergétique des communautés.

En somme, ces enjeux nous invitent à repenser notre relation à l’énergie, où le citoyen est un acteur engagé, non un simple consommateur. Cette transformation exige une réflexion sur nos modèles de développement, le rôle de l’individu et les valeurs pour l’avenir de notre planète.

Informations complémentaires

Beltran Alain, « Introduction: l’énergie dans l’histoire, l’histoire de l’énergie », Journal of Energy History / Revue d’histoire de l’énergie, nº1, 2018.

Bouneau Christophe, Entre David et Goliath. La dynamique des réseaux régionaux. Réseaux ferroviaires, réseaux électriques et régionalisation économique en France du milieu du XIXème siècle au milieu du XXème siècle (Bordeaux, éditions de la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 2008).

Bouneau Christophe, Williot Jean-Pierre et Viguié Renan (dir.), L’énergie à tous les étages. Autour d’Alain Beltran (Paris : Editions Descartes, 2022).

Bouneau Christophe, « Sur la transition énergétique. Transition(s) énergétique(s) et politique(s) industrielle(s) : le syndrome de l’auberge espagnole », Estado,politica industrial y energia en Francia y Espana (Alicante : Publicaciones de la Universidad de Alicante, 2021), 121-134.

Bronner Gérald, Apocalypse cognitive (Paris : PUF, 2021).

Carles Cédric, Ortiz Thomas, Dussert Eric, Rétrofutur : une contre histoire des innovations énergétiques (Paris : Buchet-Chastel, 2018).

Carles Cédric, Rogard Loïc, Bruyerre Philippe, Rétrofutur : une autre histoire des machines à vent (Paris : Paleo-energie Press, 2018).

Diguet Cécile et Lopez Fanny, Sous le feu numérique. Spatialités et énergies des data centers (Paris : MetisPresses, 2023).

Garcia Bastien, « Archéologie et critique de la transition énergétique », mémoire de M2 d’histoire économique ss. dir. C. Bouneau, Université Bordeaux Montaigne, 2018.

Fourquet Jérôme et Cassely Jean-Laurent, La France sous nos yeux : économie, paysages, nouveaux modes de vie (Paris : Editions du Seuil, 2021).

Gecit Jean, Les énergies nouvelles en Afrique de l’Ouest : des recherches scientifiques aux défis industriels (1960-1987), thèse ss dir. P. Griset, Univ. Paris Sorbonne, 2020.

Lopez Fanny, L’ordre électrique. Infrastructures énergétiques et territoires (Paris : Métis Presses, 2019)

Massard-Guilbaud Geneviève, «From the history of sources and sectors to the history of systems and transitions: how the history of energy has been written in France and beyond», Journal of Energy History / Revue d’histoire de l’énergie, nº1, 2018.

Mouthon Alexandre, À la recherche de la chaleur perdue : Le moteur solaire de la Société Française d’Etudes Thermiques et d’Energie Solaire (SOFRETES) et l’Etat français (années 1960-1980), thèse en histoire, Université Lyon 2, 2023. En ligne : https://www.theses.fr/2023LYO20054

Pehlivanian Sophie, Histoire de l’énergie solaire en France. Science, technologies et patrimoine d’une filière d’avenir, thèse ss. dir. D. Varaschin, Univ. Savoie Mont-Blanc, 2014.

Rosa Hartmut, Aliénation et Accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive (Paris : La Découverte, 2014).