L’énergie des marées. Hier, aujourd’hui, demain (Ewan Sonnic [dir.], 2021)
Directeur de recherche émérite, CNRS, UMR Sirice (Paris)
Ewan Sonnic (dir.), L’énergie des marées. Hier, aujourd’hui, demain (Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2021).
L’énergie des marées a sans aucun doute une histoire mais aussi un avenir dont les contours restent à préciser. Cette énergie renouvelable a laissé de nombreuses traces archéologiques en particulier des moulins à marée fréquents des deux côtés de l’Atlantique. Puis, au XXe siècle, après bien des études, les usines marémotrices deviennent réalité en particulier avec la construction de la Rance, la plus grande usine de ce type aux monde pendant quarante ans. Mais pourquoi si peu de réalisations? Le livre avance d’intéressantes explications. Pourtant, les exigences environnementales pourraient donner un second souffle à cette technique. Mais les obstacles techniques, financiers ou humains, le choix d’autres solutions s’avèrent au final un frein à l’expansion des marémotrices.
Le titre et le sous-titre annoncent clairement le but du livre : proposer une somme sur une énergie renouvelable qui a un passé, un présent et un avenir. Il ne s’agit donc pas seulement d’un livre d’histoire mais d’un panorama international sur des projets dont les plus anciens remontent au Moyen Âge. De nombreux spécialistes ont collaboré à cet ouvrage qui, de plus, est bien illustré, parfaitement documenté et étayé d’une belle bibliographie. L’énergie des marées fait rêver depuis longtemps. Elle semble inépuisable, régulière, paramétrable. Pourtant, malgré quelques essais somme toute réussis, elle semble toujours avoir à faire ses preuves même si les exigences environnementales lui redonnent un gain d’intérêt. Certes, les moulins à marée sont connus depuis le haut Moyen Âge et le patrimoine encore visible souligne la qualité des ingénieurs d’autrefois. La Bretagne en particulier peut s’enorgueillir du fait que l’énergie des marées a été utilisée sur son littoral sans discontinuer depuis mille ans (par exemple le cas de l’estuaire de la Rance).
L’ouvrage est issu d’un colloque international qui témoigne de la vigueur et de la diversité des recherches sur cette réalité qui touche tous les continents. Le livre s’est concentré sur l’énergie des marées potentielle c’est-à-dire basée sur les différences de niveau entre la mer d’une part, une digue ou un barrage de l’autre. D’autres formes d’énergies maritimes sont possibles et sont évoquées dans le livre mais elles ne sont pas le cœur du sujet. Ce sont donc des approches patrimoniales, archéologiques, historiques, géographiques, techniques et économiques qui se succèdent et se croisent.
Le parcours commence très tôt car les moulins à marée se rencontrent dès les VIe-VIIe siècles. Leur existence dès l’Antiquité soulève des débats entre spécialistes car certaines ruines restent difficiles à interpréter. Ce sont en tout cas la péninsule ibérique, la France, la Grande-Bretagne qui regroupent la plupart des moulins qui fonctionnaient en général à marée descendante, rarement selon le flux et le reflux (c’est cependant le cas d’un moulin espagnol représenté par un dessin du XVIe siècle tout à fait exceptionnel), avec des roues horizontales la plupart du temps. Difficile de savoir si le plus ancien moulin à marée est irlandais ou breton mais en tout cas il a été construit vers le VIIe siècle. Les questions techniques (bassin de retenue, roues, passe) ont intéressé les hydrauliciens en particulier au XVIIIe siècle comme le célèbre Bernard Forest de Bélidor. On pourrait penser que les moulins à marée concernaient surtout la minoterie : en fait, de nombreuses applications industrielles étaient possibles grâce à cette énergie, comme la chocolaterie aux Etats-Unis ou le forage des canons en France. Quant à la répartition des moulins à marée du passé, on voit une certaine concentration sur les deux côtés de l’Atlantique, avec une densité particulièrement importante dans l’Etat du Maine. Car la topographie commande même si l’ingéniosité des techniciens fut remarquable pour s’adapter à tous les terrains. Belgique et Pays-Bas, Amérique du Sud, Australie ont encore des vestiges qui montrent que le moulin à marée (même dans des zones à faible marnage) est quasi-universel. Cette première phase a laissé suffisamment de traces archéologiques pour prouver la vigueur du phénomène même si on reste loin de la multitude des moulins à eau qui ont peuplé les campagnes.
Si les moulins à marée furent nombreux, l’évolution des techniques de production d’énergie (le charbon, le pétrole, l’électricité) a réduit leur usage et amoindri leur intérêt économique lors des révolutions industrielles. Cependant, l’idée était loin d’être morte. Après avoir évoqué l’épaisseur du temps historique, le livre aborde donc le temps présent, disons les réalisations les plus contemporaines puisque l’ouvrage le plus connu -l’usine de la Rance- fut inauguré en 1966 par le général de Gaulle, représentant la plus grande centrale marémotrice au monde jusqu’en 2011 (date à laquelle la Corée du Sud inaugure la centrale de Sihwa un peu plus importante que son homologue française). Mais les sites bretons ou nord -américains propres à l’expansion de la « houille bleue » sont explorés dès l’extrême fin du XIXe siècle. Une question de fond se pose donc : avec autant de projets, pourquoi les réalisations furent-elles si peu nombreuses ? Les explications tiennent à la topographie locale (couper un estuaire comme dans le cas de la Rance n’est pas une décision neutre par rapport à la circulation maritime), aux conséquences environnementales, aux investissements, à la place dans le réseau électrique, etc. Il faudrait malgré tout ajouter qu’on rencontre de nombreux projets de plus faible ampleur (la Rance, c’est 230 MW de puissance installée) allant de 20 MW à moins de 10 MW, particulièrement en Chine. Certes, la mise en valeur du patrimoine marémoteur (exemple de Pen Castel toujours en Bretagne) n’a pas été abandonnée mais les usages anciens restent d’ordre démonstratif et la pression urbaine ou industrielle a limité les expériences de sauvegarde et de remise en activité. Les bâtiments sauvegardés n’ont souvent pas aujourd’hui de lien avec leurs anciennes fonctions (ils sont devenus lieux d’habitation, commerces ou écomusées). Il ne faut pas se cacher que le développement d’une usine marémotrice entraîne de lourdes modifications des flux maritimes, de possibles envasements, des conflits de voisinage (tous les riverains n’ont pas les mêmes intérêts) en particulier pour les ports de commerce ou de plaisance quand un estuaire est barré. Tous ces inconvénients se sont révélés au fil des années et expliquent le peu de projets qui ont abouti pendant deux générations. Les sauts technologiques n’étaient pas non plus simples à franchir si l’on songe par exemple au très grand projet des Iles Chausey qui ne vit pas le jour malgré les nombreux calculs de Robert Gibrat. Certes, les exigences environnementales et la nécessaire diversification des filières de production ont donné de nouveaux arguments pour prolonger les expériences en faveur des installations marémotrices (ce qui, en particulier, pouvait être intéressant dans le cas de la Bretagne qui manque de sources énergétiques). Mais les promoteurs des usines marémotrices se sont heurtés aux développement de nouvelles technologies, comme les hydroliennes qui sont désormais opérationnelles. La filière marémotrice doit donc se réinventer, profiter de nouvelles attentes et bâtir son avenir, ce qui forme la troisième partie de l’ouvrage.
Ici le marémoteur doit rivaliser avec d’autres filières renouvelables qui se concentrent surtout autour de l’éolien et du solaire. Le projet d’usine marémotrice de Swansea au Pays de Galles, malgré ses atouts, n’arrive toujours pas à trouver de financement ou de volonté politique suffisante pour devenir une réalisation de première importance. Et il en va de même en Chine, Russie, Inde, Etats-Unis, Canada… L’Afrique a des potentialités mais aura besoin du savoir-faire et des soutiens financiers occidentaux. Différents auteurs de cette troisième partie insistent sur la nécessaire acceptation sociale de ces projets (il en va en fait de même pour tous les projets industriels mais on peut ajouter, à l’inverse, que certains pays tiennent assez peu compte de leur opinion publique…). Les petites centrales réhabilitées qui relèvent plus d’une logique patrimoniale qu’industrielle maintiennent la flamme de l’espoir dans cette technique. L’avenir est peut-être dans l’inventivité qui conjuguerait différentes sources d’énergie renouvelables. Une des idées les plus intéressantes est de construire des usines marémotrices qui assurent un service le plus long possible, en utilisant autant le flux et le reflux, en multipliant les bassins de réception, etc.
Dès lors, l’intermittence qui plombe certaines énergies renouvelables ne sera plus un obstacle (d’autant que la fréquence et les horaires des marées sont du domaine de la connaissance de base). Il y a donc des pistes pour l’avenir des marémotrices même si on constate que les conditionnels se rencontrent souvent dans les exposés de cette troisième partie. Mais plusieurs textes montrent la variété des solutions et la forte utilité issue des réalisations (et des choix) du passé. Il reste que dans les plans pluriannuels de production d’énergie, l’éolien (offshore et terrestre), le solaire, le nucléaire, l’hydrogène se taillent la part du lion. Les usines marémotrices, encore trop rares, ont pourtant un potentiel technique, économique et même imaginaire (l’homme capable d’utiliser les cycles lunaires offerts par la Nature) bien réels comme l’ouvrage sous la direction d’Ewan Sonnic le montre de façon convaincante mais sans qu’on puisse affirmer que tous les obstacles qui ont ralenti la progression de cette technique soient désormais levés.