Apprivoiser l’obscurité : un nouveau programme pour l’architecture des salles de cinéma parisiennes entre 1914 et 1921
LRA – laboratoire d’architecture de Toulouse
mathilde.thouron[at]toulouse.archi.fr
La révolution industrielle et ses avancées techniques de l’époque contemporaine favorisèrent dès le 19e s. une incorporation massive du verre dans les constructions architecturales, ce qui permit la transparence des volumes et l’entrée de la lumière naturelle dans l’environnement bâti. En parallèle, la « fée électricité » généra un type nouveau d’obscurité. La science et les champs artistiques liés à la scène exploitèrent ces différentes qualités du sombre au sein de dispositifs agissant aussi bien sur la représentation que sur le statut de l’observateur. Ainsi, tandis que l’heure était à l’ouverture des bâtiments sur l’extérieur, les architectures se virent obligées d’adopter aussi la composante obscure afin d’intégrer une variété de machines de projections. Amenée par un renouvellement énergétique, l’obscurité se vit investie dans la production d’architectures dédiées à la projection cinématographique.
Introduction
Au cours du 19e s., la place du couple obscurité-lumière au sein de l’architecture a été modifiée par une industrialisation massive du verre, accompagnée par de nombreuses découvertes en matière d’optique et d’hygiène. Roberto Casati, philosophe de la perception, remarque dans ses travaux sur l’ombre que : « Le 19e s. n’a pas seulement vaincu les ombres, il en a aussi créé de nouvelles1. » Aussi, bien que la lumière artificielle puisse tendre à supprimer définitivement l’ombre comme l’annonçait Jun’ichirō Tanizaki dans Éloge de l’ombre2, la stabilité de la source électrique et ce qu’elle permet dans la manipulation plastique de l’espace, ouvrent néanmoins à de nouvelles pratiques.
Ce basculement, amené par l’électrification de la lumière dès la fin du 19e s., s’observe plus particulièrement dans le rapport à l’espace urbain nocturne que dans celui de la conception architecturale. À mesure que la lumière artificielle s’impose dans l’espace urbain nocturne, les médecins hygiénistes prescrivent l’entrée maximale de son pendant naturel dans l’architecture. Cette exigence nouvelle concernant la pénétration de la lumière naturelle dans l’environnement bâti, qui sera plus clairement imposée par les décrets hygiénistes en Europe entre la fin du 19e s. et le tout début du 20e s., influencera durablement la conception architecturale. Sur le sujet, Gerhard Auer, architecte et théoricien allemand émet l’idée que : « Aveuglées par leurs propres métaphores de la lumière et de la transparence, les avant-gardes de la modernité ont chassé toutes les ombres trompeuses, condamné toute émotion noire comme une régression suspecte3. » C’est ainsi que l’architecture moderne, pour des raisons en premier lieu hygiénistes, aurait entamé un combat qui a fini par prêter à l’obscurité une dimension négative pour les concepteurs de cette époque.
Pourtant, en anticipant davantage les rayonnements solaires dès la phase de conception, les concepteurs sont amenés à intégrer les effets produits par les ombres dans le volume architectural. La lumière est ainsi invitée par les concepteurs à frapper les volumes du bâti pour favoriser la projection d’ombres nettes qui structurent visuellement l’espace4. Cette approche est favorisée par une prise de conscience accrue de la nécessité de la lumière naturelle. La projection solaire comme facteur de composition architecturale semble alors bien présente dans la conception, mais qu’en est-il de la relation à la lumière artificielle ?
En parallèle de cette plus grande introduction de la lumière naturelle dans l’architecture, on observe pourtant la sollicitation d’espaces sombres corrélés à l’apparition de différents dispositifs de projection. Il est ici question des premiers espaces où la projection et l’image luminescente en tant que source de lumière se composent avec un intérêt pour l’environnement obscur. Ces dispositifs rassemblent les technologies de la lanterne magique et de la camera obscura. Plusieurs de ces appareils comme le praxinoscope (1877) d’Emile Reynaud (1844-1918) ou le kinetoscope de Thomas Edison (1847-1931) ont tenté de combiner production et projection de l’image, avant d’aboutir au cinématographe (1895) des Frères Auguste (1862-1954) et Louis (1864-1948) Lumières. La création de boîtes, puis d’espaces noirs qui ne reposent pas sur la même logique d’ouverture des volumes que celle des habitations orientées vers la recherche de la lumière naturelle s’impose alors. Ces poussées technologiques ont favorisé l’usage de l’obscurité dans un contexte où était célébré le couple verre et lumière naturelle. Comment les effets scénographiques rendus possibles par l’apport de la lumière électrique modifient-ils la place de l’obscurité au sein de l’espace par d’autres voies que la composition architecturale ?
Pour discuter de cette question, nous croiserons des environnements qui ont trait à la mise au noir dans les champs du théâtre, de l’art puis de la salle de projection cinématographique, en nous focalisant moins sur les types de représentation produits que sur les répercussions que cela entraîne dans la conception de l’espace. Nous nous attarderons plus particulièrement sur les processus de conception faisant usage du sombre pour manipuler la représentation dès la fin du 19e s. jusqu’au début du 20e s. au travers de la photographie et du film. La période ciblée est donc celle qui voit la montée d’inventions optiques puis électriques intervenant dans la mise en scène d’images qui s’acheminera progressivement jusqu’à la conception plus globale de la salle de spectacle.
Concernant l’architecture, la communauté européenne se recentre dès 1889 – suite au congrès international d’hygiène – sur la problématique du logement. L’accroissement des « bas-fonds » que l’on observe depuis la révolution industrielle dans les capitales européennes, force à penser de nouvelles manières de concevoir l’habitat urbain. De fait, les espaces intégrant l’obscurité pour ses vertus plastiques comme optiques apparaissent peu dans les théories architecturales modernes qui prennent plus facilement le parti de la lumière naturelle pour échafauder les théories de la construction moderne. La diversité de lumière, amenée successivement par le gaz puis par l’électricité va dès le départ s’exercer en parallèle de la réflexion architecturale. D’abord dans le champ du théâtre, de l’art et de la technique pour finalement confronter l’architecte à cette question dans la réalisation des premières salles de projection dédiées au cinéma. Se dessine alors une histoire de l’obscurité comme outil de mise en valeur de l’environnement sinon de son effacement, qui n’est plus limitée à une position dichotomique : ténèbres contre lumière divine.
Back to topD’une obscurité qui manipule l’image, à celle qui manipule le regard
Le travail de l’image et l’espace sombre : entre perception et réception
La lanterne magique, présente dès le 17e s., est un appareil de projection qui, positionné dans un espace sombre, permet de faire apparaître une image à plus grande échelle. Celle-ci est produite par une lentille traversée par une source de lumière. Pour que le dispositif fonctionne, il est nécessaire qu’il soit en partie isolé par un paravent ou un boîtier, de façon à ce que la seule source de lumière soit concentrée dans la projection. Cette invention sera notamment perfectionnée par Étienne-Gaspard Robert (1763-1837), dit Robertson, vers 1797 sous le nom de « fantasmagorie ». La fantasmagorie préfigure un rapport au spectacle où l’apparition de l’image luminescente est mise en scène par un camouflage du dispositif de projection et une plongée dans le noir de l’espace. Pour faire apparaître la figure, il faut donc que ce type de spectacle se crée ses propres conditions spatiales de réception dont la principale est l’obscurité. Si l’image de la fantasmagorie n’est pas à proprement parler « animée », elle permet d’amplifier l’image dans un environnement obscur qui donne la sensation que sa projection flotte dans l’espace. L’obscurité, dans les spectacles fantasmagoriques de Robertson, est alors autant un moyen technique qu’un instrument pour générer de la frayeur, lorsqu’elle combinée avec une iconographie macabre (Figure 1).
Laurent Mannoni, spécialiste du pré-cinéma, expose cette généalogie de la lanterne magique, qui bien que teintée du registre sensationnel sous Roberston, suivra bien d’autres autres voies5. La multiplication de ses usages sortira ce dispositif de projection et l’obscurité qui l’accompagne du phénomène de foire. Dans cette perspective, le propos de Noam Elcott dans Artificial Darkness : An Obscure History of Modern Art and Media, s’attache à montrer que cette obscurité de la seconde moitié du 19e s. et du début du 20e s., marque un tournant dans le rapport à la composante sombre6. La vision humaine et la place physique de l’observateur sont intégrées dans la conception de dispositifs visuels tels que les chambres noires, les cinémas et les écrans noirs. La recherche sur la production de l’image, sa manipulation autant que son contexte de réception exploitent de concert l’espace obscur et la surface noire. Ne renvoyant pas de lumière, la mise au noir de l’espace permet de créer des contrastes où tout élément de teinte clair et éclairé est mis en valeur. L’utilisation de l’obscurité et du noir n’est plus réduite à la simple évocation de la nuit ou du diable. Cette intégration permet d’envisager l’obscurité d’un point de vue plastique plutôt que réduit à des représentations culturelles. L’exploitation du sombre se renouvelle grâce à la profusion d’inventions optiques permettant l’enregistrement du réel, combinées à un dispositif spatial qui interroge les conditions de la perception et de la réception.
La production de l’image, engendrée par les technologies d’enregistrement du « réel » (photographie puis cinéma), fait usage de cette mise au noir de l’espace et de la surface. En témoigne le premier studio d’enregistrement cinématographique le Black Maria (1893) de Thomas Edison, les chronophotographies (1885-91) d’Étienne-Jules Marey (1830-1904) ou encore, dans le domaine du spectacle vivant, les mises en scène d’Oskar Schlemmers (1888-1943) vers 1928.
Le studio d’Edison forme une microarchitecture qui dépendra principalement des nécessités internes de mise au noir pour produire des images. Dans ce contexte précis, il est intéressant de noter que dès son apparition l’enregistrement filmique n’a pas nécessairement cherché à imiter des paysages réels. Lors du visionnage des premiers tournages produits dans le Black Maria, l’enregistrement de l’image se concentre sur le corps des hommes et sur leurs mouvements, plutôt que sur la retranscription d’un espace vraisemblable. Contrairement à L’Arrivée du train à La Ciotat (1895) qui comporte une dimension documentaire, les captures filmiques réalisées au Black Maria exposent davantage des gestes ritualisés (danse, mouvement de travailleurs, jeu d’un instrument) qui produisent l’émergence de formes quasi-abstraites sur un fond noir. Plus qu’une visée documentaire, ces enregistrements relèvent d’un attrait pour le potentiel plastique et le décalage qui peut être produit d’avec le « réel ».
De même, vers 1885, grâce à ses expérimentions physiologiques, Étienne-Jules Marey fait apparaître avec ses chronophotographies la continuité du mouvement en combinant un hangar peint en noir et la tenue de son modèle marchant pour mettre en valeur certains points d’articulation du corps (Figure 2). Selon l’analyse de Philippe-Alain Michaud, la visibilité du corps était en fait un obstacle pour Marey et il n’est parvenu à représenter le mouvement qu’en effaçant virtuellement le corps par son recouvrement en noir7. D’une manière similaire, le Théâtre Noir (ou Black-art), inventé à Paris par l’illusionniste lyonnais Buatier de Kolta et breveté en 1886, joue sur cette même polarité entre écran noir et lumière fixe8. Ce type de spectacle, surtout présent dans le milieu forain, tend à orienter la lecture de l’espace et des objets par un drapement des surfaces en noir et un éclairage ciblé sur le devant de la scène. L’effet d’optique se base sur un fort contraste qui dérobe à l’œil tout ce qui est noir et non éclairé. Aussi, comme Frédéric Tabet le précise : « La Magie noire moderne repose sur la suppression de la perception de la profondeur et sur l’indiscernabilité relative entre le cache et le fond9. » Les inventions optiques du Théâtre Noir utilisent la complémentarité de l’obscurité et de la surface noire pour accentuer les effets optiques du sombre. De même, les premiers effets spéciaux dans le cinéma de Georges Méliès sont créés grâce aux mêmes procédés pour faire disparaître à souhait une tête, un corps, un bras.
L’obscurité et la surface noire apparaissent ainsi autant comme des conditions du traitement de l’enregistrement de l’image que le reflet d’une attitude plus plasticienne qui se détache du strict enregistrement du réel. Pourtant, cette volonté de modifier la perception du réel grâce à un jeu de contraste, ici mis en relation avec l’apparition d’appareils cinématographiques et photographiques, s’est manifestée dès le 17e s. dans l’espace du théâtre.
De la scène à la salle : la mise au noir comme condition progressive du spectacle
Il est aujourd’hui commun de voir la scénographie théâtrale employer l’obscurité et le noir comme moyens dramatiques et symboliques. La place du sombre y est néanmoins symptomatique d’une évolution : du noir comme indice symbolique au noir qui devient condition du spectacle, l’obscurité fait signe autant qu’elle produit la focalisation du regard vers la scène.
Cependant, ce dernier élément n’est une composante d’emblée inscrite dans le temps du spectacle. La relation du théâtre au « noir » en tant qu’entité de l’espace est un objet d’étude qui est au centre d’ouvrages récents tels que Noir : lumière et théâtralité de Véronique Perruchon10. Cette recherche remarque qu’avant que le noir ne soit admis de façon plus commune dans la salle de représentation, ce n’était pas l’extinction des feux, mais bien la montée en lumière qui était le signe du début du spectacle. Avant le 19e s., l’alternance entre lumière et obscurité était encore majoritairement liée aux conditions matérielles : le spectacle devait en effet s’interrompre chaque fois que les chandelles cessaient de luire, jusqu’à ce que les « moucheurs » viennent alimenter les lustres et c’est cette plongée temporaire dans le noir qui « renvoyait les spectateurs aux contingences du réel11. » Ainsi, bien qu’elle se situe en dehors de la temporalité de la représentation, l’obscurité de ces entractes (inévitables, à l’époque) faisait donc partie du spectacle et l’action dramatique restait tributaire du temps de combustion des chandelles. L’alternance entre les moments d’éclairage et de pénombre qui rythme le temps du spectacle était alors dictée par la durée de la bougie.
L’utilisation conjointe des effets visuels et d’une machinerie toujours plus importante va faire apparaître des contrastes qui étaient jusqu’ici repoussés. Auparavant, la composante sombre comportait une charge métaphorique (nuit, diable, mort) dont l’intervention en dehors de ce cadre était perçue comme une limite à la visibilité de la scène. Ce n’est que vers le 18e s. – qui constitue une période de transition concernant la machinisation de la mise en scène – que les salles de théâtre commencèrent à utiliser la mise au noir12. Ceci, dans le but de renforcer ce qu’on pourrait appeler des « effets spéciaux » qui se combinerons au 19e s. avec d’autres dispositifs à succès jouant sur l’immersion, comme le panorama.
Alors que l’on amène sur la scène les effets d’ombre et de lumière à la mesure des conditions techniques qu’offre la flamme, l’espace où siège le public n’est pas pour autant plongé dans le noir, car « Le noir, repoussé aux frontières du théâtre, n’est pas le bienvenu : on vient pour voir et être vu. On se donne en spectacle13. » C’est précisément ce que la révolution « wagnérienne » de la mise au noir de la salle de théâtre vient confisquer à la salle de représentation : « […] le public disparaît de la salle ; il représente la vie publique, et s’il vit et respire, ce n’est plus que dans l’œuvre d’art qui lui paraît être la vie même, et sur la scène, qui lui semble être le monde14. » Le théâtre de Bayreuth imaginé par Richard Wagner en 1876 engagera dans ce sens, un remaniement de l’architecture classique du théâtre. L’architecte Otto Bruchwald qui a conçu les plans de ce nouveau type de théâtre, propose alors une configuration où l’orchestre disparaît dans une fosse et où l’inclinaison du parterre des assises ainsi que la suppression des balcons produisent une canalisation du regard vers la scène.
Cependant, bien avant que Wagner ne parvienne à agir sur l’architecture du théâtre, Pierre Patte faisait des recommandations similaires en 1782 dans son Essai sur l’architecture théâtrale15. L’architecte y démontrait déjà que certaines formes étaient relatives à la propagation du son, tout comme à celle du regard. Dans la deuxième partie de son ouvrage Des causes qui mettent obstacle à la vision, & des moyens de la favoriser dans une salle de spectacles, il propose des principes de proportion des angles entre assises et scène ainsi que la suppression d’éléments architecturaux16. Richard Wagner a tout de même ajouté aux considérations de Pierre Patte l’assombrissement de la salle qui a pour effet de rendre davantage efficient le dispositif guidant le regard vers la scène.
Adolphe Appia, scénographe suisse héritier du théâtre de Richard Wagner, reprendra ces principes scénographiques pour les étendre à l’espace où siègent les spectateurs. Ainsi, plutôt que de multiplier les effets d’éclairage, ce dernier les emploie de manière ponctuelle et en les associant avec une mise au noir de la salle. Bien qu’il ne puisse pas toujours créer l’obscurité totale préconisée idéalement par Wagner, difficile à obtenir en raison des éclairages au gaz encore dominants, Appia a pourtant réussi à faire naître l’illusion d’une obscurité. L’éclairage au gaz et la mise en place de jeux d’orgues17 ont permis de baisser la lumière de façon centralisée et progressive de façon à produire des variations lumineuses plus souples. Du fait de l’atténuation de la lumière dans la salle et de sa très faible présence sur la scène, la sensation d’obscurité peut être diffuse sans pour autant être totale18.
La pratique de la mise au noir dans la salle ouvre à l’intégration du spectateur dans l’espace de représentation, en cherchant à générer chez lui une sensation d’immersion. Cette dernière se conjugue à l’épuration formelle du dispositif scénique qui met en valeur ces contrastes dans une perspective dramatique. En résulte une inflexion de la structure de l’architecture interne du théâtre qui s’isole d’avec l’extérieur et qui essentialise son dispositif spatial.
Entre inventions optiques et centralisations d’un système lumineux
Si cette expérience se poursuit pour la mise en scène, la construction des salles ne prendra pas nécessairement le théâtre de Bayreuth pour référent. Préférant encore le modèle architectural du théâtre classique avec son éclairage qui persiste pendant le temps du spectacle et ses balcons. Cela s’explique pour plusieurs raisons, principalement liées aux mœurs et à une égalité d’accessibilité au spectacle : l’espace doit conserver la séparation entre les différentes catégories sociales sans que ces dernières ne se croisent lors de leurs déplacements dans la salle. Concernant la séparation des deux mondes « scène » et « salle », cette remise en question s’est opérée à partir des années 1950 avec l’avènement du happening et de mouvements issus d’autres spectacles vivants. Au-delà de l’abolition du fonctionnement frontale scène-salle, ces pratiques vont vers l’espace public, souhaitant se dégager de ces institutions qui, par une disposition plus figée matériellement, limite les conditions même du spectacle. Cependant, avant de parvenir à cette sortie de l’institution, il s’est d’abord engagé au 19e s. une modification de l’espace par la lumière et l’obscurité. Ces changements ont été tributaires d’une convergence entre inventions optiques et centralisation d’effets lumineux. Certaines entreprises ont su saisir très tôt les enjeux, atteignant ainsi rapidement la conception architecturale.
En effet, les modifications scénographiques sont accompagnées par des avancées technologiques, elles-mêmes impulsées par des entreprises qui se sont orientées, dès le milieu 19e s., vers les machines optiques d’un côté et les systèmes d’éclairage au gaz de l’autre. En France, le mécanicien opticien Louis-Jules Duboscq qui reprendra l’entreprise de Jean-Baptiste François Soleil avec le fils de ce dernier, produit des appareils dédiés aux effets spéciaux sur la scène du théâtre19. Les inventions visent surtout à déployer une variété de propositions autour des effets spéciaux touchant à l’optique en jouant sur la coloration et la projection d’image20. Ces inventions plus proches de l’élan des lanternes magiques permettent de faire varier l’ambiance selon des effets dramatiques fortement centrés sur des effets scéniques21.
Dans une direction un peu différente, les établissements de la famille Clémançon, créés en 1828, prennent une grande part du marché qui concerne l’ensemble des dispositifs d’éclairage. Bien que les inventions de Duboscq les précèdent de quelques années, ils s’étendent ----sur un système plus vaste intervenant, au-delà de la scène, sur le reste de la salle. Ils seront d’ailleurs particulièrement présents sur le marché de par leur anticipation sur les systèmes électriques dont l’incendie de l’Opéra-Comique en 1887 à Paris précipitera les ordonnances des pouvoirs publics22. Cependant, si l’entreprise se charge d’une multitude de lieux accueillant à la fois représentations théâtrales et cinématographiques, le fait d’anticiper l’intégration des dispositifs relatifs à l’éclairage est à la faveur de l’architecte. En effet, dès 1908, c’est à lui de s’approprier ces inventions pour les intégrer dès le départ aux bâtiments. Au vu de l’Ordonnance du Préfet de police, en date du 10 août 1908, concernant les théâtres, cafés-concerts et autres spectacles publics, il semble que le niveau de détails des plans relatifs aux demandes de permis de construire concernant cette intégration y soit très élevé.
Du côté des machines de projection, l’incendie qui a détruit le Bazar de la Charité en 1897 a lui aussi poussé à la création d’ordonnances concernant l’ouverture et l’aération des salles de spectacles. Bien qu’entre temps, les Frères Lumières- aient amélioré la sécurité des appareils cette réglementation s’est imposée aux architectes dès la conception des premiers cinémas. De quelle manière l’éclairage artificiel ainsi que les dispositifs de projection qui forment un nouveau programme pour ces lieux, vont-ils être intégrés à l’architecture ?
Back to topL’architecture de la salle de projection cinématographique : absorber les contraintes et les évolutions techniques
Émergence d’un programme propre à la salle de projection
En France, l’année 1896 a été marquée par une course aux brevets dont le feu de départ fut la présentation du Cinématographe des frères Lumière au Salon indien en décembre 1895. Dès lors, du café-théâtre au musée que l’on assombrit, différents types de lieu sont conditionnés pour la projection d’images luminescentes. Or, si l’invention des premiers appareils de projection, telle que la lanterne magique avait déjà imposé la création d’un environnement obscur au 17e s., cette pluralité de sites implique quant à elle un placement ponctuel et donc plus improvisé de ces machines au sein de l’espace qui les accueille.
Les ouvrages de Jean-Jacques Meusy concernant l’histoire de ces premiers lieux de projection en France permettent de repérer les moments de latence et de rupture dans la mise en place des espaces recevant les projections. Les premiers permis de construire officiels pour édifices à usage de salles de représentation cinématographique sont accordés en 1907. Alors qu’il est nécessaire d’ériger des lieux qui puissent accueillir cette projection lumineuse d’un nouveau genre, les programmes relatifs à leurs conditions optimales de visualisation en sont à leurs débuts : « Dans presque tous les cas la fonction cinématographique ne préside pas de façon prioritaire à la conception de la salle. Cabines placées un peu n’importe où, avec au besoin des miroirs de renvoi, angles de projection trop importants entraînant des déformations, places trop éloignées de l’écran ou trop latérales, cadre de scène pompeusement chargé de motifs décoratifs enchâssant des écrans trop petits sont autant d’anomalies couramment rencontrées. Le spectacle cinématographique n’est pas pensé et intégré en tant que tel, avec ses spécificités23. »
Les premiers programmes apparaissent vers 1913, soit quelque six ans après les premiers permis de construire24. La faible puissance des projections et leur qualité encore médiocre font de la mise au noir des salles une condition indispensable pour le visionnage. Pour fournir ces conditions spatiales idéales, l’isolation d’avec l’extérieur (qui permet d’obtenir une gestion plus maîtrisée de l’éclairage artificiel et de la projection) devient inévitable. L’architecture des cinémas se retrouve alors prise dans un réseau de contraintes où les conditions lumineuses entrent en conflit avec les conditions de sécurité mises en place suite aux incendies de 1887 et de 1897. La mise en valeur de la projection ainsi que la mise en place d’un système d’éclairage réservé au temps de projection doivent se combiner dans une nouvelle forme architecturale respectant les contraintes qui pèsent au sujet de l’aération de la salle et de la dissimulation des réseaux électriques.
Une composition encore proche du modèle du théâtre
Dans ces espaces toujours plus clos sur eux-mêmes et limités par les contraintes d’acoustique et de visibilité, la manipulation des effets lumineux ouvre sur des perspectives nouvelles pour la conception de l’espace et des ornementations de la salle de spectacles. Si la projection s’opère dans des lieux moins diffus qu’à ses débuts, le spectacle cinématographique doit malgré tout partager son espace avec celui du théâtre. Étant donné que cette institution possédait déjà une longue histoire dans l’exploitation de l’obscurité et de la lumière, les habitudes de construction s’approchent de cette dernière.
Le cinéma se retrouve donc à devoir se dégager des codes esthétiques comme des rituels sociaux du théâtre, tout en produisant une représentation moderne du monde pouvant répondre à de nouvelles exigences programmatiques. Cependant, la projection de films est encore secondaire dans la réalisation des salles, car les directeurs des lieux ne veulent pas mettre cette activité au centre de leur programme25. Notons aussi que l’obscurité des salles comme le contenu que proposent les films sont fortement critiqués du point de vue des mœurs26. Louis Jalabert, fervent critique de l’institution cinématographique, estime que c’est un lieu de perversion aussi bien vis-à-vis des sujet des films que par le contexte qui abrite leur présentation : « Et quand on songe que c'est dans l'obscurité complice que se délivrent de si troublantes leçons […] 27. » Malgré ces réprobations et l’hésitation des publics aisés, l’activité de projection prendra très rapidement de l’importance en touchant un large public au sortir de la Première Guerre mondiale.
Contrairement au théâtre, la mise au noir de ces salles ne répond pas tant à l’exigence d’un metteur en scène voulant contrôler l’état de réceptivité de son œuvre, qu’à une condition nécessaire pour pouvoir profiter du spectacle. L’obscurité de la salle, au moins partielle et autour de l’écran, est indispensable à l’apparition de l’image. Une autre spécificité du cinématographe par rapport au théâtre concerne l’introduction d’une cabine de projection dont le positionnement sera réglé en fonction de la place que doit occuper l’écran afin d’être visible par tous les spectateurs. Cette cabine n’est pas toujours placée face à l’écran et peut même dans certains cas se situer derrière celui-ci de façon à éviter l’interception des rayons de la projection par les fumées de cigarette. Sur ce point le Traité pratique de cinématographie d’Ernest Coustet édité en 1913, permet aux établissements comme aux architectes de mesurer les considérations optiques relatives à la projection. En 1914, l’ouvrage d’Emile Kress Comment on installe et administre un cinéma, permet d’établir un tour d’horizon des conditions matérielles à prendre en compte depuis l’éclairement de façade jusqu’au positionnement de l’écran. Ces recommandations portent ainsi régulièrement sur l’organisation de l’espace : « On doit aussi éviter les colonnes volumineuses, surtout celles qui sont répétées ; les grandes saillies des balcons, les cloisons minces et lisses en planches dont les vibrations dénaturent les sons […]28. » Par ailleurs, dans un moment où le cinéma est encore muet, les salles sont toujours conçues avec un espace réservé à l’accueil d’un orchestre. Or, celui-ci doit disposer de lumière pour pouvoir jouer. Il faut donc, sur la même logique que le Bayreuth, le placer dans une fosse et contenir « la lumière dans des pupitres spéciaux qui ne permettent pas aux rayons lumineux d’en sortir et de venir jeter une lueur nuisible juste en-dessous de l’écran qui doit être entouré d’ombres29. » Tous ces paramètres font de la salle de projection un espace pris entre des contraintes techniques anciennes et nouvelles.
Vers une intégration de la lumière artificielle dans la composition de l’espace
La variété des lieux de projection au début du 20e s. est d’une telle ampleur qu’il est difficile de résumer l’état de la situation en se saisissant de quelques exemples. Cependant, nous pouvons observer quelques variations jouant des contraintes techniques qu’impose la conception de bâtiments réservés à la projection. Comme le souligne Jean-Jacques Meusy, il n’existe pas véritablement d’architecture de cinéma avant la Seconde Guerre mondiale. Cependant à la sortie de 1918, certains cinémas révèlent déjà différentes stratégies employées par les architectes30. Eugène Vergnes (1872-1925), Marcel Oudin (1882-1936) et Henri Sauvage (1873-1932), comptent parmi les architectes français qui se sont employés à proposer différents partis pris d’architecture de cinéma visibles de par leur manière d’intégrer les systèmes d’éclairage et les contraintes de la projection. Ces quelques personnalités laisseront la place à une nouvelle génération d’architectes lors de l’avènement du cinéma sonore et parlant à l’aube des années 1930.
La publication Cinémas. Vues extérieures et intérieures. Détails. Plans. de 1920 et dirigée par Gaston Lefol, est l’un des rares ouvrages en France rédigé par un architecte (Eugène Vergnes) qui permette de faire le point sur quelques réalisations de cinématographe de l’époque. L’ouvrage, qui sera réédité en 1925, comprend surtout des plans et des prises de vue extérieures et intérieures de cinéma, ainsi que quelques pages sur les ordonnances réglementaires pour ces établissements. Comme le soulignent les travaux de Shahram Hosseinabadi, Vergnes tente à ce moment-là de théoriser cette typologie d’architecture en approchant les ordonnances d’un point de vue constructif et sensible31. De fait, dans l’introduction de l’ouvrage, Gaston Lefol pointe d’emblée ces difficultés programmatiques posées à l’architecture :
« L’éclairage doit, en effet, tout en étant assez brillant aux entractes, être assez doux pour ne pas former un contraste trop violent avec l’obscurité presque complète de la salle pour la représentation. La question de l’aération semblait être d’autre part un problème particulièrement difficile à résoudre : il fallait arriver à permettre au besoin du public de fumer dans une salle où la nécessité de l’obscurité rendait impossible les moyens habituels de ventilation. Il fallait avoir recours à des dispositions toutes nouvelles32. »
Au vu des différentes recommandations faites par Vergnes et des projets présentés dans la publication de 1920, il est possible de scinder ces productions en différentes attitudes architecturales concernant le traitement de l’éclairage.
Une des premières postures architecturales que l’on peut observer est celle du cinéma Montrouge Palace (1921) à Paris dans le 14e arrondissement et le Gergovia (1920) à Clermont-Ferrand, imaginés tous deux par Marcel Oudin. Y persiste une présence encore accrue du luminaire en tant qu’objet décoratif positionné indépendamment de l’architecture et du projet d’ambiance. Bien que pour le descriptif du cinéma Montrouge, Vergnes évoque la présence dans les angles de « fontaines lumineuses » censées donner « un attrait particulier et artistique à cette salle », ce sont bien plus les ouvertures sous forme de lanterneaux (situés sur les côtés hauts et servant à l’aération de la salle) qui allègent par la lumière naturelle l’importance de la structure. Jean-Jacques Meusy signale d’ailleurs que le Montrouge a subi de profondes transformations dès 1951 notamment par l’installation d’un éclairage indirect33. Ainsi, bien que les lanterneaux soient ouverts pour obtenir, on imagine, suffisamment de lumière pour la photographie, la lumière artificielle intervient peu dans la structuration de l’espace et son intégration reste de l’ordre de l’accessoire (Figure 3).
Moins spectaculaire dans ses volumes, le cinéma Gergovia de Clermont-Ferrand propose quant à lui une meilleure logique dans le positionnement des luminaires vis-à-vis des travées. Bien que le luminaire soit encore traité comme un objet, il tend à être situé en adéquation avec la structure de l’espace. Du même architecte encore, le cinéma Madeleine (1921) à Paris dans le 8e arrondissement expose une collaboration plus étroite entre la pensée de l’espace et l’introduction du luminaire en son sein. Les luminaires permettent de souligner certains gestes architecturaux comme les courbes que dessinent les balcons et les arcs en bas-relief sur les murs latéraux. Cependant, l’inspiration de l’espace est proche d’une conformation au théâtre, notamment par la présence de balcons ressurgissant dans la continuité de l’étage.
Le Splendid-Cinéma (1920) à Paris dans 15e arrondissement, qui comprend aussi des suspensions de lustre, produit enfin une convergence esthétique entre les luminaires et les motifs muraux plus ou moins sombres : le motif de la tapisserie va en s’éclaircissant vers le plafond voûté où se situent différents types de luminaire ainsi que « trois grandes rosaces en treillage décoratif34. » Ces deux éléments situés dans le plus haut point de la voûte sont tous deux travaillés dans le même style type art décoratif. L’éclaircissement de la teinte et de la luminosité contribue à donner une sensation de clarté dans la partie haute de la salle pour ménager une couche plus sombre vers le bas de la salle. (Figure 4).
Il est à noter que dans ces différents projets, d’autres types d’éclairage sont souvent ajoutés pour des raisons plus fonctionnelles dans les parties se situant en-dessous de la galerie qui est généralement l’endroit où se situe l’entrée dans la salle. Ces derniers sont traités de manière indépendante des éclairages du reste de la salle.
Le cas du cinéma Danton (1920) d’Eugène Vergnes à Paris dans le 6e arrondissement présente une configuration spécifique de l’éclairage que l’on doit aux recherches de l’architecte sur le positionnement de la cabine de projection dissimulée dans le plafond à hauteur de la coupole (Figure 5). Cet espace concentre d’ailleurs non seulement les grilles d’aération, mais également une grande partie de l’éclairage artificiel qui produit cet effet de coupole. L’éclairage est par ailleurs indiqué par Vergnes comme « réglé au moyen de résistances qui assurent le passage progressif de l’obscurité à la lumière et évite à l’œil la fatigue résultant d’une trop brusque transition35. » Les fenêtres, visibles à l’arrière-plan de la salle, permettent de compléter le système d’aération de la coupole durant les entractes, mais c’est bien l’éclairage indirect qui garde la fonction d’illumination la salle.
Enfin le cinéma Sèvres (1921) réalisé par Henri Sauvage à Paris dans le 7e arrondissement, présente un usage des éclairages électriques qui met en valeur le volume du bâtiment (Figure 6). Les parois y sont relativement dénudées et permettent une mise en scène des effets lumineux. Les planches du Sèvres présentent un projet plus radical que ses prédécesseurs dans la mesure où la lumière vient dramatiser les volumes. Bien que ces images soient dans le cas du Sèvres des photographies retouchées, elles marquent la volonté de l’architecte d’exploiter l’éclairage électrique dans le bâtiment. Le placement des éclairages permet de révéler les volumes constituant l’architecture par la combinaison d’une lumière rasante sur les parois et d’une autre venant souligner directement des éléments architectoniques en travaillant par contraste. Ce projet témoigne d’une volonté d’infléchir la forme de la salle, en entonnoir, plus propice à la visualisation de l’écran. Par ailleurs, dans le descriptif produit par Vergnes, il est noté que dans l’épaisseur des cloisons sont dissimulés « des projecteurs électriques dont la lumière projette sur les murs et sous les voûtes des images variées permettant indéfiniment le renouvellement de la décoration36. » Ces projections sont prévues pour sortir par des ovales, qui sont des interprétations de la coupole qui s’est peu à peu fermée pour laisser la place au noir et aux jeux d’éclairage.
Dans ce dernier projet, non finalisé lors de la sortie de l’ouvrage en 1920, on peut observer une appropriation de ces effets lumineux pour répondre à une mise en scène de l’architecture qui existe en dehors du temps du spectacle. Cette appropriation passe notamment par l’exploitation de la lumière artificielle pour les effets plastiques qu’elle permet au sein d’un espace sombre. La lumière artificielle n’est donc plus nécessairement associée à un objet mais devient un outil de conception dont l’obscurité est le conditionnement préalable.
Le luminaire sort ainsi de son rôle de lustre hégémonique et se loge dans les replis de l’architecture. Les ombres prennent des directions moins attendues que celles normalement supportées par une lumière irradiante. Ces jeux d’ombre tendent à accentuer les types de surface et leurs incidences, qui deviennent parfois contradictoires par des effets de doubles projections. Ce travail de l’ombre et de la lumière amène ainsi à troubler la perception de l’espace interne, comme à renouveler sa conception. Par le programme qu’impose le cinématographe, l’intégration de l’obscurité pousse les architectes à absorber la lumière artificielle dans la conception afin de mettre en valeur le cadre bâti tout en le travaillant d’un point de vue plus scénographique.
Back to topConclusion
La manipulation de l’obscurité artificielle a été décisive autant pour la réception que pour la production de l’image. Selon Noam Elcott, c’est vers la fin du 19e.s que l’on aurait fini par prendre le contrôle de l’obscurité artificielle pour que, à la faveur de l’image, le sombre annule la dimension physique et privilégie les surfaces faites pour l’œil. Ce constat rejoint celui de Jonathan Crary sur l’observateur moderne selon qui l’attention visuelle « doit donc exclure ou engloutir de plus en plus ce qui fait obstacle à son fonctionnement 37. » Dans les cas présentés ici, cette attention est traitée en réduisant l’impact de l’espace matériel hors de la scène par une gestion des effets lumineux et de la mise au noir de la salle. La succession des machines de projection et des systèmes lumineux centralisés permet in fine d’exercer une concentration de l’attention du spectateur. En ce sens, l’usage de l’obscurité est investi d’emblée dans la relation à l’illusion et aux spectacles. Devenue condition technique de l’apparition d’une image luminescente, elle est facteur du conditionnement du spectateur qui fait abstraction de son environnement pour se plonger dans ce qui lui est donné à voir.
Véritablement instituée dans la pratique architecturale durant le 20e s., l’obscurité artificielle a été amenée par l’acquisition des découvertes technico-optiques et par une source lumineuse plus maîtrisable. Dans la construction des cinémas, cette dernière apparaît ainsi comme un moyen de travailler l’apparition de la projection, mais aussi de l’espace. L’obscurité artificielle moderne devenant condition programmatique, elle se mêle à une maîtrise de la lumière artificielle et propose un outil naviguant entre révélation et effacement de l’espace.
Aujourd’hui, les lieux de la projection et de l’image luminescente sont plus répandus, mais la mise au noir n’est pas autant nécessaire pour les mettre en valeur. Néanmoins, les scénographies de type sombre sont davantage présentes dès qu’il y a des écrans. En effet, l’entrée des images luminescentes dans le musée avec l’apparition de l’art vidéo a nécessité la conception d’une « Black Box » au sein même du « White Cube », apogée de l’espace moderne38. Aussi, au-delà d’une reproduction du dispositif cinématographique au sein du musée, les installations-projections poursuivent ce projet jouant sur une ambiguïté entre la limite de l’œuvre d’avec l’architecture. L’espace est modulé par l’intervention des paramètres lumineux et obscurs ne reposant pas nécessairement sur des aspects matériels. Si les pratiques artistiques se sont saisies spontanément du potentiel plastique qui réside dans la complémentarité entre la lumière artificielle et l’obscurité, on a pu en revanche constater que c’est le dépassement de la contrainte programmatique qui a permis aux architectes de prendre en compte cette donnée et de l’assumer pleinement.
- 1. Roberto Casati, La découverte de l’ombre: de Platon à Galilée, l’histoire d’une énigme qui a fasciné les grands esprits de l’humanité (Paris : Librairie générale française, 2003), 23.
- 2. Jun'ichirō Tanizaki, Éloge de l’ombre (Lagrasse : Verdier, 2011).
- 3. Traduction personnelle de « Geblendet von den eigenen Licht-und Transparenz-Metaphern haben die Avantgarden der Moderne jeden taüschenden Schatten vertrieben, jede dunkle Emotion als finstere Regression verurteilt » tirée de Gerhard Auer, « Bauen als Yersenken [Building as sinking] », Daidalos, no 48, 1993, 20‑33.
- 4. Formulée sous le nom « d’architecture optique ». Voir Daniel Siret, « Les sensations du soleil dans les théories architecturales et urbaines. De l’hygiénisme à la ville durable », in Ulrike Krampl, Robert Beck et Emmanuelle Retaillaud-Bajac (dir.), Les cinq sens de la ville du Moyen Âge à nos jours (Tours : Presses universitaires François-Rabelais, 2013), 105-117 .
- 5. Laurent Mannoni, Le Grand Art de la lumière et de l’ombre: archéologie du cinéma (Paris : Nathan, 1995).
- 6. Noam Elcott, Artificial Darkness: An Obscure History of Modern Art and Media (Chicago : University of Chicago Press, 2016).
- 7. Philippe-Alain Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement (Paris : Macula, 1998), 86.
- 8. Frédéric Tabet, « Entre art magique et cinématographe : un cas de circulation technique, le Théâtre Noir », 1895, no 69, 2013.
- 9. Ibid.
- 10. Véronique Perruchon, Noir : lumière et théâtralité, Arts du spectacle. Images et sons (Villeneuve-d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2016).
- 11. Ibid., 56.
- 12. On peut néanmoins évoquer le travail précurseur de l’ingénieur et scénographe italien Nicola Sabbattini (1574-1654) qui œuvre dès 1638 à inventer des systèmes de caches mécaniques devant permettre de moduler les ambiances lumineuses. Ibid., 25-52.
- 13. Ibid., 30.
- 14. Richard Wagner, Œuvres en prose de Richard Wagner : 1849-1850, vol. 3 (Paris : Libr. Delagrave, 1913), 219.
- 15. Pierre Patte, Essai sur l’architecture théâtrale, ou De l’ordonnance la plus avantageuse à une salle de spectacles, relativement aux principes de l’optique et de l’acoustique (Paris : Libraire imprimeur Moutard, 1782).
- 16. Ces principes sont les mêmes que ceux énoncés par Eugène Vergnes dans Cinémas. Vues extérieures et intérieures. Détails. Plans. Avec notice sur la construction et l’aménagement des cinémas (Paris : Ch. Massin, sans date [vers 1920]).
- 17. Le jeu d’orgue est un système centralisé qui sert à moduler l’éclairage général de la salle de spectacle. Les premiers jeux d’orgues fonctionnaient au gaz et sont progressivement alimentés par de l’électricité vers 1890 dans les grandes capitales européennes. Le jeu d’orgue désigne encore aujourd’hui la partie éclairage d’une régie.
- 18. Notes de mise en scène pour Für der Ring des Niebelungen par Adolphe Appia dans Œuvres complètes, édition établie et commentée par Marie-Louise Bablet-Hahn, vol. 1 « La mise en scène du drame wagnérien » (Lausanne : L’Âge d’homme, 1983 [1895]), 127.
- 19. Mannoni, Le Grand Art de la lumière et de l’ombre, 214 (cf. note 6).
- 20. Jules Duboscq, Catalogue systématique des appareils d’optique construits dans les ateliers de J. Duboscq (Paris : A. Hennuyer, 1876).
- 21. On trouvera la reproduction d’appareils de Jules Duboscq dans Appia, Œuvres complètes, 360‑365 (cf. note 18).
- 22. Guy Richard, « Naissance et évolution des entreprises d’installations électriques », Culture technique, n° 17, 1987, 17‑19.
- 23. Jean-Jacques Meusy, Paris palaces ou Le temps des cinémas, 1894-1918 (Paris : Nouveau monde éditions, 2014), 432.
- 24. Shahram Hosseinabadi, « Une histoire architecturale de cinémas : genèse et métamorphoses de l’architecture cinématographique à Paris » (Thèse, Université de Strasbourg, 2012).
- 25. Meusy, Paris palaces, 422 (cf. note 23).
- 26. Louis Jalabert, « Le film corrupteur », Action populaire, no 68 , 1921.
- 27. Ibid., 6.
- 28. Émile Kress, Comment on installe et administre un cinéma, 2e éd., Bibliothèque générale de cinématographie n°2 (Paris : Charles-Mendel, 1914), 20.
- 29. Vergnes, Cinémas. Vues extérieures et intérieures, 7 (cf. note 17).
- 30. Meusy, Paris palaces, 434 (cf. note 23).
- 31. Hosseinabadi, « Une histoire architecturale de cinémas », 191 (cf. note 24).
- 32. Avant-propos de Gaston Lefol dans Cinémas. Vues extérieures et intérieure d’Eugène Vergnes, 3 (cf. note 17).
- 33. Jean-Jacques Meusy, Écrans français de l’entre-deux-guerres - L’apogée de l’art muet, vol. 1, Histoire culturelle (Paris : Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, 2017), 80.
- 34. Vergnes, Cinémas. Vues extérieures et intérieures, 14 (cf. note 17).
- 35. Ibid., 14.
- 36. Id.
- 37. Jonathan Crary, Techniques de l’observateur : vision et modernité au XIXe siècle ; suivi de Spectacle, attention, contre-mémoire, trad. par Frédéric Maurin (Bellavaux : Dehors, 2016 1990), 150.
- 38. Brian O’Doherty, White Cube : L’espace de la galerie et son idéologie (Paris : JRP Ringier, 2008).
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